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de choses fantastiques et terribles le pauvre gars aperçut encore durant cette course nocturne et qu’il n’osa jamais révéler ! Mais il a souvent répété que le bruit de chaînes ne cessa pas un seul instant de retentir à ses oreilles. Aussi, lorsque l’air frais de la nuit dissipa un peu les fumées du vin, il lui vint à l’idée qu’il avait enfourché le cheval endiablé que le malin esprit place trop souvent en certains carrefours pour tenter et égarer dans les ténèbres les buveurs attardés.

Combien de temps dura la promenade équestre du garçon de charrue, il n’a jamais pu le savoir au juste. Toujours est-il qu’il se trouva, un peu avant l’aube du jour, étendu tout de son long sur l’herbe fraîche, contre le talus d’un fossé. Harassé de fatigue, moulu, meurtri, abasourdi par les visions de la nuit, Pierre secoua ses cheveux sur ses oreilles, essuya son front et se demanda où il était. À cette heure matinale, il aurait dû être à la métairie des Hautes-Fougeraies, où ses compagnons de travail, étonnés de son absence, attelaient déjà leurs bœufs pour aller aux champs. Le mois d’avril, frais, gai et timide encore comme l’adolescence, souriait au laboureur. Les haies tournées au midi se couvraient de feuilles ; au bord des fossés, les primevères s’épanouissaient à l’envi. Les frênes revêtaient déjà leurs parures de printemps, et le chaton velu se suspendait à la branche flexible des saules. Le chêne seul gardait encore ses sombres rameaux ; avec cette patience qui sied à la force, il attendait les chauds rayons de mai pour ouvrir ses bourgeons. L’hirondelle matinale gazouillait dans les airs ; sous les buissons épineux, le rossignol, fraîchement arrivé des lointaines régions, essayait ses premières roulades, tandis que le merle, fidèle aux lieux qui l’ont vu naître, sifflait gaiement en bâtissant son nid de mousse.

Quand la teinte rose semée à travers le ciel annonça le lever du soleil, le coucou vagabond jeta son cri. Pierre Gringot, debout et prêt à se remettre en route, porta instinctivement la main à sa poche, car celui qui a de l’argent sur soi quand le coucou se fait entendre pour la première fois en aura tous les jours de l’année ; c’est une vérité reconnue par tous les gens sérieux de la campagne, hommes et femmes. Par malheur, le gousset de Pierre se trouva vide, et, doublement honteux de ses écarts de la veille, il marcha à droite et à gauche, cherchant à reconnaître sa position, comme un voyageur égaré. Il se croyait à une grande distance de chez lui après la longue et rapide course qu’il avait exécutée durant la nuit par monts et par vaux ; il n’en était rien cependant. Le garçon de charrue se retrouvait tout près du carrefour où il avait fait la rencontre du cheval maudit et assez loin encore de la métairie des Hautes-Fougeraies. Il en acquit bientôt la certitude, quand, après avoir par-