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Jeanne s’approcha du lit.

— Me voilà bien vieille, ma pauvre enfant, et je n’ai que toi pour me soutenir. Toi, tu n’as guère d’ouvrage, et tu m’as à ta charge.

Jeanne ne répondit rien ; les larmes coulaient silencieusement de ses yeux.

— À mon âge, continua la vieille infirme, on vit de peu de chose : mais toi, tu es jeune, et tu ne manges pas à ta faim.

— J’y suis habituée, ma mère, reprit Jeanne ; on se fait à tout.

— Si j’étais moins âgée, je prendrais un bissac sur mon dos, et j’irais demander mon pain.

— Ma mère, répliqua Jeanne, que dites-vous là ? Vous qui aviez de l’aisance, vous qui faisiez l’aumône, aller tendre la main !…

— C’est vrai, ma fille : j’avais de l’argent, et j’en donnais aux pauvres : mais je suis pauvre à mon tour. La maladie de ton défunt père en a mangé les trois quarts, et ce qui me restait à sa mort, nous l’avons dépensé peu à peu pour vivre.

— J’ai encore une dizaine de francs, interrompit Jeanne, sans compter cinq francs que j’ai reçus pour le prix de mes boucles d’oreilles.

— Tu les as vendues ? dit la vieille en se soulevant avec effort sur son lit.

— Oui, ma mère ; je les avais achetées sur mes économies

Quand on est pauvre, on n’a plus le droit de porter ces choses-là.

— Ma pauvre fille, quand les arbres tombent, la terre tremble, dit le proverbe, et c’est bien vrai. Lorsque les propriétaires vendent leurs chênes, c’est qu’ils sont ruinés !… Lorsque des petites gens comme nous vendent leurs effets, ils n’ont plus de pain !… Depuis quinze jours, j’ai pris une résolution, ma Jeanne, et le moment est venu de l’accomplir. Écoute-moi bien, tâche de te gager à la foire du mois prochain, non pas dans la paroisse, cela te ferait trop de peine, mais dans quelque commune voisine. Tu rencontreras là quelqu’un de notre famille ; j’ai bien des cousins dans le canton, et des cousines aussi… Tu ne réponds point, Jeanne ? Il t’en coûterait peut-être trop d’être domestique dans une ferme ?

— Mais vous, ma mère, que deviendrez-vous, si je m’en vais ?

— Moi, je me ferai admettre à l’hôpital de Candé,… et je ne les embarrasserai pas longtemps, car je me sens bien malade ;… puis l’âge, vois-tu !

Jeanne prit la main de sa vieille mère et versa des larmes abondantes. Laisser partir sa mère pour l’hôpital, c’était déclarer à tout le monde qu’elle ne suffisait plus à la nourrir ; se mettre au service d’autrui, quitter l’aiguille pour les rudes travaux des champs, c’était dire adieu à l’existence laborieuse, mais indépendante, qu’elle