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ne me reverrez jamais. Si elle est ouverte, c’est que Jeanne aura dit oui…

À peine Mathurin avait-il prononcé ces dernières paroles, qu’il s’éloigna d’un pas rapide, et disparut bientôt avec son petit chariot. Trois jours après cette courte apparition dans la demeure de la cousine Rose, il revint, comme il l’avait dit. Son cœur battait plus fort encore que la première fois. Le vent d’automne, qui dépouillait les arbres de leurs feuilles jaunies, lui permit d’apercevoir de loin la petite maison qui renfermait toutes ses espérances. Arrivé près de la haie du jardin, il regarda ; la fenêtre ouverte laissait pénétrer à l’intérieur un pâle rayon du soleil d’octobre, qui lui sembla plus vif et plus joyeux qu’un brûlant rayon du soleil de juillet.

Ce fut ainsi qu’il y eut un meneux de loups et un sorcier de moins dans la paroisse de L… Il en reste encore, et il y en aura toujours. La maison de Tue-Bique, située au milieu de la Lande-aux-Jagueliers, dans laquelle personne ne voulait habiter, a été acquise par un pauvre diable qui n’avait point de retirance, et qu’on voyait courir les champs en blouse blanche, une besace au dos, un bâton à la main. Il l’a payée en beaux deniers comptans, car il est aussi, lui, de la race de ceux qui trouvent toujours cinq sous au fond de leur poche. Il s’en va parlant tout bas le long des routes, avec un être invisible qui prend parfois la forme d’une bique blanche.

Depuis son mariage, Mathurin Burgot, — qui a perdu son vilain nom de Tue-Bique, — exerce au grand jour le métier lucratif de marchand de vaches. Il est en train de devenir riche, fort heureusement pour lui, parce qu’il sera bientôt à la tête d’une famille assez nombreuse. Jamais il ne se dérange ; le dimanche, il se tient à la maison près de la femme qu’il a choisie, et qui a eu le bon esprit d’associer son sort à celui d’un homme qui valait mieux que sa réputation. Elle est donc heureuse, plus heureuse même que son ancienne compagne, Annette ; celle-ci dépense pour sa toilette autant d’argent que son mari, Pierre Gringot, en gaspille dans les auberges du village, si bien que la ferme où ils se sont établis après leur mariage est devenue le théâtre de querelles fréquentes. La pauvre Annette a bien perdu de sa gaieté et de sa bonne humeur. L’oiseau des champs a seul le privilège de chanter à tous les printemps ; il n’est donné qu’à la plante de s’épanouir chaque fois que revient le mois de mai. La vie de l’homme est soumise à des lois plus sévères. Il y a lieu bien souvent de répéter, en retournant la parole du roi-prophète : « Ceux qui sèment dans la joie moissonnent dans les larmes ! »


TH. PAVIE.