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ce Dieu s’évanouisse en fumée, si on tient à le réaliser, il faut nécessairement l’incarner dans l’homme.

Quoi de plus arbitraire maintenant et quoi de plus absurde que cette incarnation? De quel droit prétend-on arrêter à l’homme le mouvement de la dialectique? Quoi! l’esprit universel est en quête de la perfection, et, devenu homme, il s’arrête là! Pourquoi ne se fait-il pas ange? pourquoi ne quitte-t-il pas la terre pour le ciel? Hegel n’entend point ainsi les choses. Suivant lui, l’homme est le dernier mot de la nature, et la terre est le séjour nécessaire de l’Esprit universel. Cette idolâtrie de l’homme est poussée à un tel point que Hegel n’a jamais admis le système de Newton, qui fait de la terre une planète, et qu’il a toujours considéré le système de Ptolémée, qui place la terre au centre, comme plus philosophique. Ceci touche au ridicule, mais c’est le propre de certains esprits de ne pas s’arrêter devant le ridicule, qui n’est après tout que le sourire du sens commun. Aussi bien tout panthéiste conséquent doit s’étonner que l’homme habite une planète aussi modeste que la terre, et il y a dans le système de Newton une grande leçon d’humilité pour l’esprit humain.

Quoi qu’il en soit, il est très clair qu’avec ses airs d’idéalisme et ses professions de foi spiritualistes et chrétiennes, la philosophie de Hegel aboutit à ce résultat, que tout part du néant pour s’arrêter à l’homme, et qu’au-dessus de l’homme et au-delà de la vie terrestre il n’y a rien. C’est ce qu’on appelle en bon français de l’athéisme et du matérialisme absolus.

Ici les hégéliens se récrient, et peu s’en faut qu’ils ne se déclarent calomniés. On leur fait, disent-ils, une guerre peu loyale en les combattant avec les préjugés du sens commun. Ne sait-on pas, entre philosophes, que le Dieu du vulgaire n’est autre chose qu’une idole? Il suffit donc, pour ne pas être matérialiste et athée, d’admettre le Divin, l’Idéal, alors même qu’après avoir posé d’une main cet idéal, on le retirerait de l’autre en le réduisant avec toute sorte de précautions et d’égards à une catégorie de l’esprit humain, ou en déclarant avec franchise et naïveté qu’il ne manque à sa perfection qu’une seule chose, qui est d’exister. Alors Voltaire aurait cent fois raison, s’il revenait au monde, de vous donner un rôle dans sa charmante pièce des Systèmes, et de vous faire dire en face à votre étrange Dieu :

Je crois fort, entre nous, que vous n’existez pas.

Les hégéliens ont senti ce côté faible de leur système, et pour le couvrir ils ont imaginé de faire au bon sens un grand sacrifice, comme sur un vaisseau en péril on jette à l’eau ce qui est trop lourd;