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REVUE DES DEUX MONDES.

À tout prendre, si le rôle fringant de Mme Grégoire avait été confié à Mlle Girard au lieu de Mlle Roziès, qui a une voix sèche et un talent dépourvu de naturel, l’ouvrage dont nous venons de parler aurait pu avoir un meilleur sort. M. Clapisson est un habile imitateur de M. Auber, qui traîne à sa suite une nombreuse famille qu’il nourrit assez maigrement, gardant tout pour lui.

Tous les ans, le Théâtre-Italien de Paris donne en plein carnaval un spectacle douloureux qui a quelque analogie avec la passion de notre Seigneur Jésus-Christ. C’est le génie de Mozart, représenté par son fils consubstantiel Don Juan, qu’on y crucifie, qu’on insulte et qu’on déchire à belles dents devant un public de philistins. Une demi-douzaine de mangeurs de macaroni, qui n’ont jamais rien compris à cette musique divine, s’acharnent à la travestir et à conspuer la révélation d’un idéal auquel ils ne sautaient s’élever. C’est M. Mario qui a porté cette année à l’innocente et glorieuse victime les plus rudes coups, et il a été parfaitement secondé par le reste de la cohorte. Mme Penco seule, représentant dona Anna, a pleuré toutes les larmes de ses beaux yeux, et s’est agenouillée repentante aux pieds du supplicié. Cela se passe non plus sous Ponce Pilate, mais sous le gouvernement de M. Calzado, à qui l’on donne 100,000 francs par an pour livrer à la risée publique le plus parfait chef-d’œuvre de la musique dramatique ! Et nunc erudimini vos !

P. Scudo.

P. S. Les vers du Tasse que nous avons cités dans le dernier numéro de la Revue sont trop connus pour qu’on n’ait pas redressé la faute d’impression qu’on nous a fait commettre :

Chiama l’abitator dell’ombre eterne.


ESSAIS ET NOTICES

M. Alexandre Holinski, l’auteur d’un ouvrage sur la Vie Sud-Américaine, dont nous voudrions dire quelques mots[1], a visité l’Orient avant de parcourir l’Amérique hispano-portugaise, et les souvenirs du vieux monde l’ont suivi dans son exploration du nouveau continent. Que de contrastes, et cependant aussi quelle triste ressemblance ! D’une part, de vieilles sociétés qui représentent tout ce que l’humanité a conservé des anciens âges, de l’autre des peuples nouveaux constitués d’hier à peine, et qui n’ont pour ainsi dire ni passé ni tradition ; mais des deux côtés l’anarchie est semblable. Les causes sont différentes, les effets sont les mêmes. L’Asie et l’Afrique souffrent d’une immobilité qui enchaîne les bras comme les intelligences et glace tout principe de vie. L’Amérique est la proie d’une activité désordonnée qui use les forces du pays dans une agitation stérile. Pour les républiques de l’Amérique méridionale comme pour les vieux empires de l’Asie, le résultat, c’est l’anarchie et l’impuissance. Voici pourtant où la similitude cesse, et reconnaissons-le à l’avantage des jeunes sociétés de l’Amérique du Sud : c’est que pour l’Asie le mal semble irrémédiable, ou que du moins une transformation complète est nécessaire dans l’ordre poli-

  1. L’Equateur, Scènes de la vie sud-américaine, Paris, Amyot ; 1 vol. in-12.