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le nourrir, et dont il est même forcé de prendre quelques petits objets, se sont accommodés chez lui de trois vases de cuivre. En retour, il leur prend deux femmes : châtiment excessif, sauvage ! Entre huit matelots qui lui sont restés à grand’peine, et dans un relâchement forcé de la discipline, il n’était guère prudent d’amener là ces pauvres créatures. Elles étaient mariées, « Sivu, femme de Metek, et Aningna, femme de Marsinga. » Elles restent cinq jours à pleurer. Kane s’efforce d’en rire et de nous en faire rire. « Elles pleuraient, dit-il, et chantaient des lamentations, mais ne perdaient pas l’appétit. » Les maris, les parens, arrivent avec les objets réclamés et prennent tout en douceur, comme des hommes intelligens, qui n’ont d’armes que des arêtes de poissons contre des revolvers. Ils souscrivent à tout, promettent amitié, alliance ; mais quelques jours après ils ont fui, disparu, dans quels sentimens d’amitié.., on le devine. Ils diront sur leur route aux peuplades errantes combien il faut fuir l’homme blanc. Voilà comme on se ferme un monde !

La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les misères, que les uns meurent, les autres veulent retourner. Kane ne lâche pas prise : il a promis une mer, il faut qu’il en trouve une. Complots, désertions, trahisons, tout ajoute à l’horreur de la situation. Au troisième hivernage, sans vivres, sans chauffage, il serait mort si d’autres Esquimaux ne l’eussent nourri de leur pêche : lui, il chassait pour eux. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, envoyés en expédition, ont la bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin. Ils rapportent du moins qu’ils ont aperçu une grande étendue d’eau libre et non gelée, et autour des oiseaux, qui semblaient s’abriter dans ce climat moins rude. C’est tout ce qu’il fallait pour revenir. Kane, sauvé par les Esquimaux, qui n’abusèrent pas de leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse son vaisseau dans les glaces. Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage de quatre-vingt-deux jours, à revenir au sud ; mais c’est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui approcha du pôle plus près qu’aucun mortel, emporta la couronne que les sociétés savantes de la France ont mise à son tombeau, le grand prix de géographie.

Dans ce récit, où il y a tant de choses terribles, il y en a une touchante ; elle donne la mesure des souffrances excessives d’un tel voyage : c’est la mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve, admirables ; il avait des chiens esquimaux : c’étaient ses compagnons plus qu’aucun homme. Dans ses longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les ténèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de ces bonnes bêtes, qui venaient réchauffer ses mains. Les terre-neuve d’abord furent malades : il l’attribuait à la privation de lumière ; quand on leur