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dans sa longue agonie elle tressaille, elle a des retours terribles de force et de douleur. Elle est morte, et sa queue, comme galvanisée, frémit d’un mouvement redoutable. Ils vibrent, ces pauvres bras, naguère chauds d’amour maternel ; ils semblent vivre encore et chercher encore le petit.

On ne peut se représenter ce que fut cette guerre il y a cent ans ou deux cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d’amphibies couvraient tous les rivages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang telles qu’on n’en vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait en un jour quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphans marins, — c’est-à-dire qu’on tuait pour tuer, car comment profiter de cet abatis de colosses dont un seul a tant d’huile et tant de sang ? Que voulait-on dans ce sanglant déluge ? Rougir la terre ? souiller la mer ?

On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds ou trop doux pour se revenger. Péron vit un matelot qui s’acharnait ainsi sur la femelle d’un phoque, elle pleurait comme une femme, gémissait, et chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche sanglante, le matelot la frappait d’un gros aviron et lui cassait les dents. — Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Dumont d’Urville, les Anglais et les Américains ont exterminé les phoques en quatre ans. Par une fureur aveugle, ils égorgeaient les nouveau-nés, tuaient les femelles pleines. Souvent ils tuent pour la peau seule, et perdent des quantités énormes d’huile dont on eût profité.

Ces carnages sont une école détestable de férocité qui déprave horriblement l’homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature ! on voit alors en tous (même à l’occasion dans les plus délicates personnes), on voit quelque chose surgir d’inattendu, d’horrible. Chez un aimable peuple, au plus charmant rivage, il se fait une étrange fête. On réunit jusqu’à cinq ou six cents thons pour les égorger en un jour ! Dans une enceinte de barques, le vaste filet, la madrague divisée en plusieurs chambres, soulevée par des cabestans, les fait peu à peu arriver en haut, dans la chambre de mort. Autour, deux cents hommes cuivrés, avec des harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues à la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes et leurs amans. Elles se mettent au bord et au plus près pour bien voir la tuerie, parent l’enceinte d’un cercle charmant. Le signal est donné, on frappe. Ces poissons, qu’on dirait des hommes, bondissent, piqués, percés,