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est assez pour que les nègres soient mis au ban de la république. Une seule et même raison, la haine de toute concurrence, rend ainsi les habitans du nord à la fois abolitionistes et négrophobes. Que de fois à Cincinnati et dans d’autres grandes villes des états libres les ouvriers blancs se sont mis en grève pour obliger les propriétaires des fabriques ou les entrepreneurs de constructions à renvoyer les nègres qu’ils faisaient travailler ! Il en est de même à Saint-Louis, la métropole des états mississipiens et peut-être la future capitale des États-Unis. Dans cette ville, le parti négrophobe ou soi-disant républicain l’emporte d’ordinaire dans les élections municipales ; mais, sous prétexte de donner la liberté aux noirs, la plupart des votans n’ont en vue que de les affamer et de les exterminer par la misère. Les planteurs du Missouri, qui, lors de la guerre du Kansas, se sont hâtés de vendre leurs nègres sur les marchés du sud, afin de se prémunir contre l’insurrection de ces esclaves ou l’invasion des bandes de John Brown, sont aussi devenus abolitionistes à leur manière depuis que leur fortune ne repose plus sur le travail servile. N’ayant plus d’esclaves, rien n’est plus naturel pour eux que de se faire les ennemis acharnés de ceux qui en possèdent. Il ne faut donc point s’étonner si beaucoup de nègres intelligens redoutent leurs prétendus libérateurs bien plus encore que leurs maîtres : pour ceux-ci, ils ne sont que hors la loi ; pour les hommes du nord, ils sont souvent hors l’humanité.

Aussi la vie du nègre libre dans les états du nord, toujours plus que difficile, est-elle souvent même intolérable. Tandis que la population de couleur, augmente dans les états à esclaves avec une rapidité sans égale, elle reste stationnaire ou ne s’accroît qu’avec une extrême lenteur dans la prétendue terre de liberté. Le recensement de l’état de New-York prouve que le nombre des hommes de couleur a diminué de 3,000 en cinq années, de 1850 à 1855, tandis que la population blanche s’élevait de 3 millions à 3,500,000. En même temps la population de couleur se dégradait et s’avilissait par les débauches, s’atrophiait par des maladies de toute espèce. Dans la ville de New-York, qui compte environ 10,000 personnes de couleur, la plupart des hommes de sang mêlé tiennent des cabarets de bas étage, ou bien se promènent sur les quais du port à la recherche de travaux serviles ; les femmes, nées et élevées dans les taudis les plus affreux, se livrent à une abjecte prostitution ; les enfans, rongés de scrofules et de vermine, sont dès leur naissance de vils parias condamnés, à l’infamie. Les noirs et les mulâtres qui exercent une profession régulière dans la grande cité forment au plus la sixième partie de la population de couleur ; ils sont presque tous bommes de peine. Les six médecins, les sept instituteurs et les treize pasteurs