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traqués dans les forêts, les milliers de nègres libres exilés dans les états du nord pourraient se réunir, s’organiser en corps francs, et, suivant le plan de John Brown, se jeter dans les défilés des Alleghanys, ces chaînes parallèles qui traversent les états à esclaves du nord au sud sur une longueur de 3,000 kilomètres et par leur sextuple muraille partagent l’empire des planteurs en deux régions distinctes. Fortifiés dans ces citadelles de rochers, les nègres donneraient asile à tous les mécontens, recruteraient leur armée parmi ces deux cent mille affranchis que l’inflexible cruauté des législateurs du sud a condamnés à un nouvel esclavage, organiseraient leurs bandes d’invasion, et bientôt, grâce à la contagion de l’exemple, si facile à déterminer chez la race nègre, soulèveraient la plus grande partie de la population esclave. Quelques mois suffiraient pour changer les serviteurs doux et tranquilles en ennemis implacables ; les maîtres confians la veille, se réveilleraient au milieu des flammes de l’incendie, ils ne se trouveraient plus en présence d’esclaves, mais en face d’hommes libres, et des deux côtés la guerre deviendrait une guerre d’extermination. Et quand même l’insurrection ne se propagerait pas et se bornerait à des incursions sur les frontières, l’institution de l’esclavage n’en serait pas moins gravement compromise. Lorsque les campagnes sont ravagées par l’ennemi, lorsque les travaux paisibles des champs sont forcément interrompus, lorsque les fortunes périclitent ou changent de mains, les nègres, qui font eux-mêmes partie de la fortune immobilière et sont une simple dépendance du sol, perdent leur valeur, et le maître obéit à son intérêt, qui lui commande impérieusement de s’en débarrasser, afin de ne pas augmenter ses charges tout en augmentant les dangers de sa position. C’est pour cette raison que, pendant les guerres civiles de l’Amérique espagnole, presque tous les noirs ont été libérés. Quand la terre est en friche, l’esclave est libre. Les planteurs le savent ; ils savent que le moindre soulèvement les menace de ruine, ils n’oublient point que la tentative de John Brown, tentative qui n’a pas même réussi à provoquer une insurrection, a coûté près de 5 millions à l’état de la Virginie. Pour conjurer le danger, ils redoublent de sévérité, et par cela même s’exposent encore davantage ; leurs terreurs ne peuvent servir qu’à augmenter l’audace des esclaves. Ils tournent dans un cercle vicieux. La paix est absolument nécessaire à leur salut, et afin de conserver cette paix, ils sont obligés de prendre des mesures tellement violentes, que l’insurrection devient de jour en jour plus inévitable. Avec quel effroi ne doivent-ils pas envisager ce peuple d’esclaves qui multiplie si rapidement, qu’avant la fin du siècle il comptera peut-être vingt millions d’hommes !