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derrière une tombe voisine. Tu étais là debout, chapeau bas, la main droite appuyée sur la grille qui entoure la tombe… Près de toi une jeune fille, agenouillée sur l’entablement de pierre, la tête dans ses deux mains, dans l’attitude de la plus navrante douleur… Saisi d’étonnement, je contemplais dans un religieux cette scène de deuil, lorsque ta compagne, relevant la tête, attacha sur toi un regard dont je n’oublierai jamais l’expression si pleine de pieuse tendresse et de naïve reconnaissance !… C’était une belle et noble jeune fille de dix-huit ans, au visage pur et candide, aux grâces pudiques, et je ne pus retenir mes larmes en la voyant saisir ta main, la porter à ses lèvres, puis la presser sur son cœur avec autant de foi naïve que si elle eût payé ce religieux tribut d’hommages à un ange gardien descendu du ciel pour protéger sa destinée. Vous aviez déjà tous deux quitté la tombe depuis quelques instans, que je demeurais immobile à la même place, abîmé dans les souvenirs du passé. Des paroles imprudentes prononcées à portée des oreilles subtiles d’un enfant me revenaient à la mémoire ; les traits de la jeune fille portaient l’irrécusable empreinte de traits amis : je ne pouvais méconnaître un seul instant le sens du témoignage de respect et de tendresse dont tu venais d’être l’objet. Tout me disait que tu avais accepté noblement un héritage que tu aurais pu récuser, que les lois du sang parlaient à ton cœur d’une voix plus puissante que les lois du mode, qu’en un mot l’orpheline du bon Anatole avait trouvé en toi le plus tendre des protecteurs. À six mois de là, lorsque tu eus besoin d’une assez forte somme d’argent, quelques mots de notre vieil ami Guérard, qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, me donnèrent lieu de croire que cet argent était destiné à former la dot de ta cousine ; mais je ne voulus pas me faire payer par une confidence le service que j’étais assez heureux pour te rendre, et m’abstins de questions indiscrètes auxquelles notre ami commun eût peut-être répondu. Depuis lors, mes longues et lointaines pérégrinations m’ont empêché de t’interroger sur le secret que tu avais dérobé à mon amitié. J’ose cependant le faire aujourd’hui ; la présence de Madeleine dans ce lointain pays, la position inférieure qu’elle occupe dans la famille van Vliet, tout me porte à croire que des revers de fortune t’ont plus sévèrement atteint que je ne l’avais soupçonné jusqu’ici, et que c’est plus par nécessité que par goût que tu t’es lancé, comme tu l’as fait, dans le tourbillon des affaires industrielles. Ne me dissimule rien, je t’en supplie, des difficultés de ta position dans ta réponse à cette lettre, réponse que je veux claire, détaillée et prompte, si tu tiens à conserver à nos relations le caractère d’intime fraternité qu’elles ont eu jusqu’à ce jour.