Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jour que le présent maître du logis appréciait peu sa compagnie et trouvait son séjour à Tjjkayong infiniment trop prolongé.

Hendrik et M. Belpaire, montés sur une barque, s’amusaient à poursuivre des bandes de canards sauvages sur l’eau sulfureuse et blanchâtre qui remplit le cratère éteint du volcan, Anadji était allée cueillir des fleurs dans la forêt dont la verte ceinture garnit les flancs de la montagne. Assise, dans un pavillon au bord du. lac, je contemplais d’un œil distrait les éclatans reflets d’opale dont les rayons du soleil diapraient la surface de l’eau, quand Anadji, très émue, revint près de moi et m’annonça qu’elle croît que notre hôte italien était devenu complètement fou.. Après lui avoir adressé le discours le plus incohérent, il s’était précipité à ses genoux, position ù. elle l’avait laissé pour venir me raconter les détails de cet incident odieux et ridicule. Depuis plusieurs jours, déjà, j’avais cru remarquer que Ragozzi s’attachait avec obstination aux pas de ma pupille ; mais, quelque grande que fût l’impudence du misérable, je n’avais pu croire un seul instant qu’il osât tenter la puissance de ses séductions sur la fille de M. van Vliet. Les paroles d’Anadji, en m’éclairant sur ses insolentes prétentions, me dictèrent mon devoir. Je ne me dissimulai, certes pas que la vengeance de ce méchant homme ne reculerait devant aucune perfidie ; mais protéger, de mon silence d’aussi coupables projets était une action honteuse, dont je ne pouvais un seul instant nourrir l’abominable pensée.

Hasard ou préméditation, pendant tout le reste de la journée je ne pus me trouver seule avec Ragozzi. Ce matin, avant la départ des chasseurs pour une battue de sangliers, je rencontrai mon perfide ennemi dans le salon. Depuis quelques jours déjà, M. Hémond. m’avait fait passer la somme destinée à payer la rançon de mon secret, et sans autre préambule que quelques paroles banales je tendis trois rouleaux d’or à Ragozzi. Ce dernier mit froidement les rouleaux dans sa poche, puis, sans le moindre embarras, me dit qu’il m’était infiniment reconnaissant du service que je lui rendais, quoique ses projets fussent complètement modifiés, Cette nouvelle preuve de ma bienveillance l’engageait à me dévoiler des plans d’avenir qui ne pouvaient manquer de recevoir mon approbation et mon concours. À son âge, à quarante ans, il s’était cru cuirassé contre ces passions soudaines, qui sont l’heureux, apanage de la jeunesse ; mais qui est maître de son cœur et de son destin ? Depuis qu’il avait vu Anadji, ses rêves de gloire s’étaient évanouis, la sainte cause des nationalités opprimées avait cessé de faire battre son cœur… Nouveau Renaud, il avait trouvé à Tjkayong, une Armide et ses jardins. Son parti était pris, il allait briser son épée ! Comment songer un seul instant à faire partager ses dangers au tendre objet de ses feux ?