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indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Il n’en était pas de même de son adversaire, qui, inquiet, trépignant sur ses jambes, jetait de droite et de gauche des regards étincelans. Ce manège dura quelque temps au milieu du silence solennel de la foule. Enfin le sanglier, prenant son grand parti, s’élança sur son adversaire. Celui-ci, baissant instinctivement la tête, reçut le choc de l’ennemi sur le fer de sa lance. Le sanglier, blessé au poitrail, recula vivement, aux plus grands applaudissemens des spectateurs natifs ; mais le bélier dédaigna de poursuivre sa victoire, et les deux combattans demeurèrent en présence. Rendu plus prudent par son premier échec, le sanglier, après avoir rassemblé ses forces, fit mine de se précipiter une seconde fois sur son adversaire. Au moment où ce dernier baissait la tête, l’assaillant, par une feinte habile, saisit le fer aigu entre ses dents, et les deux ennemis demeurèrent pour ainsi dire collés l’un contre l’autre, — le bélier calme, impassible comme une statue de pierre, le sanglier, l’œil en feu, se raidissant de tous ses membres pour arracher du front de son ennemi, par un effort suprême, l’instrument de mort ; mais les forces de la pauvre bête s’épuisaient dans la lutte, le sang sortait à gros bouillons de sa poitrine, et son adversaire, remarquant sans doute cette défaillance, sortit pour la première fois de son impassibilité. Arracher d’un mouvement de tête énergique le fer de lance des dents du sanglier, le plonger à plusieurs reprises dans ses flancs et retourner prendre place près de la porte extérieure de la cage, ce fut pour le bélier l’affaire de quelques secondes. Le sanglier vaincu essaya en vain de se relever et de renouveler l’attaque : ses forces trompèrent son courage ; ses entrailles pendaient à terre, et après une cruelle agonie il expira, sans que son vainqueur eût daigné abréger ses souffrances en lui donnant le coup mortel.

Fort émue par ce spectacle, je ne m’étais pas aperçue que Ragozzi avait pris place sur l’estrade à côté de ma pupille. Le combat terminé, les chasseurs nous reconduisirent aux voitures ayant de reprendre le cours de leurs exploits. Jugez de mon étonnement lorsque, me trouvant seule avec ma pupille, la chère enfant me remit en rougissant un billet que Ragozzi avait eu l’impudence de lui glisser dans la main pendant le combat. Niais et banal comme l’est ce billet, il m’impose cependant des devoirs que j’ai trop tardé à remplir. Hésiter plus longtemps serait indigne de mon cœur. Ce soir, au retour de la chasse, Hendrik, en ce moment le chef de la famille, connaîtra les manœuvres de l’hôte infâme qui déshonore le toit hospitalier de son frère. Je ne me fais pas illusion un seul instant sur la vengeance que le misérable Ragozzi tient en réserve, mais je ne lui donnerai pas la joie de révéler le premier le secret de mon