Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déshonneur. Moi-même je livrerai à Hendrik le douloureux mystère qui pèse sur ma destinée. Je ne doute pas de votre noble cœur, Hendrik… Votre belle âme, cet amour discret que tous vos efforts n’ont pu me dissimuler, ne reculeront pas devant la triste mission d’abriter sous l’égide de l’honneur sans tache de votre famille la femme d’un… ; mais mon parti est pris, et je ne vous exposerai pas plus longtemps, vous et les vôtres, à la contagion de mon infamie… Dans ma désolation, mes regards se tournent encore vers vous, ô mon cher Claude !… C’est de vos bontés seules que je veux tenir le pain que j’ai vainement demandé à mon travail… Et cependant ni le courage ni la persévérance ne m’ont fait défaut dans mon entreprise…

Je voulais vous donner en détail ma conversation avec Hendrik, mais l’on me prévient à l’instant que le courrier de Batavia, qui n’était attendu que demain, vient d’arriver et doit repartir dans une demi-heure. Je termine donc en me recommandant à votre tendresse… À bientôt, mon cher et unique ami !


ROGER BELPAIRE A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, 22 septembre 1854.

Cher Claude, il est dix heures du soir ; je dois partir demain d’assez bon matin pour aller faire une battue de daims dans la plaine de Bandong. Éreinté comme je suis par une journée fort active, c’est cependant un devoir pour moi de te sacrifier quelques heures de sommeil, et de t’envoyer sans délai, par le courrier qui doit partir demain matin, le récit des événemens très extraordinaires dans lesquels le hasard m’a réservé un rôle actif : événemens si extraordinaires, en vérité, que, tout en ayant sous les yeux les pièces les plus irrécusables, j’ai peine à me persuader que je ne suis pas le jouet d’un songe. Sans autre exorde, j’arrive au fait.

En rentrant de la chasse ce soir, j’ai trouvé à la plantation mon fidèle madrassee, sorti après guérison complète, depuis quelques jours déjà, de l’hôpital de Batavia, et mon agent en cette ville a profité de l’opportunité de ce retour pour m’expédier un paquet à mon adresse arrivé par le dernier vapeur de Singapour. En reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture du docteur James, je ne pus me défendre d’une émotion secrète, et prévis instinctivement que l’aventure étrange à laquelle j’avais été mêlé sur le Great-Trunk-Road avait trouvé un funèbre dénoûment. Mes pressentimens n’étaient que trop fondés. L’excellent docteur m’annonçait en effet que Vinet avait cessé de vivre le 10 août, et qu’après sa mort il s’était cru autorisé à prendre connaissance de ses dernières volontés, dont il avait