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l’ampleur, de la majesté et une certaine lenteur aisée ; il n’a pas d’élan ni d’essor. Le poète ne se mêle pas avec passion au tourbillon vivant des choses, mais les choses passent devant lui dans une succession lente et prévue ; elles semblent modérer et ralentir leur mouvement, de manière à lui permettre de les saisir et de les peindre. Comme il n’est pas mêlé à leur vie, elles ne lui livrent pas les secrets qu’il ne leur demande pas, elles lui livrent leurs surfaces, sur lesquelles il promène avec complaisance son œil de poète, et qu’il décrit avec une admiration émue et heureuse. Il jouit du mouvement de la nature et de la vie, non comme d’une passion et d’un tourment, mais comme d’un spectacle, et de la volupté la plus choisie qui se puisse rencontrer ici-bas. C’est là le lyrisme qui convient par excellence au poète descriptif. Ajoutons qu’il possède au plus haut degré une faculté qui est nécessaire pour réussir dans ce genre poétique : je veux dire la faculté d’assimilation, laquelle n’est autre que le don de s’oublier assez complètement pour décrire et imiter les choses qui nous sont étrangères et qui passent sous nos yeux. Toutes les imitations que l’on surprend dans ses poèmes lyriques ne sont que des égaremens, et je dirais volontiers des entraînemens instinctifs de cette faculté d’assimilation que le poète ne connaît pas ; il décrit dans ces imitations les poésies d’autrui qui l’ont frappé par leur beauté et leur harmonie, absolument comme il décrit ailleurs un horizon ou un paysage. L’objet de la description est changé, mais la faculté reste la même.

Le drame, l’action, la nature en mouvement, lui échappent malgré tous ses efforts ; il retombe involontairement dans la description, qui est naturelle aux inclinations de son esprit. Ouvrez le plus long de ses poèmes, Melœnis. C’est un roman en vers dont la scène se passe sous le règne de Commode. La fable choisie par le poète est pleine de germes dramatiques qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Il contient une assez grande abondance de situations violentes, de passions échevelées, de caractères en contraste, pour fournir la matière de trois ou quatre poèmes à la manière de lord Byron et d’Alfred de Musset. Un caprice criminel de grande dame romaine, un inceste, une scène d’incantation, une vengeance de courtisane, un combat de gladiateurs, voilà bien des élémens de drame et d’action ; il serait difficile de trouver mieux dans le mélodrame le plus compliqué. Si le poète possède à un degré quelconque le génie dramatique, ce génie n’aura pu manquer de tirer bon parti d’une si riche matière. Eh bien ! non. Le poète se contente d’indiquer les diverses scènes du drame ; à chaque instant, on croit saisir l’action, mais elle s’échappe plus légère que l’héroïne du poème, lorsqu’elle danse dans les carrefours du quartier de Suburre ou devant ce légionnaire qu’elle veut enchaîner à sa vengeance. Lorsqu’il rencontre une situation émouvante, le poète l’esquive et se dérobe furtivement, un peu comme son héros Paulus s’esquive la nuit où il est surpris dans les jardins de l’édile Marcius. M. Bouilhet a lu Apulée, qu’il goûte en connaisseur et dont il parle fort bien, et cependant il ne lui a pas dérobé son art de magicien : la scène de l’incantation est manquée et n’agit pas sur l’imagination du spectateur. En revanche, s’il faut décrire un cirque, une fête publique, un dîner d’édile, un antre du quartier de Suburre, énumérer les