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Un rôle seulement tourne à l’odieux, celui du notaire Gaudrier, qui engage et retire sa parole au gré de ses intérêts, et qui feint une maladie pour se dégager de ses promesses. Je crains que M. Bouilhet n’ait un peu calomnié ce pauvre notaire ; la tactique qu’il lui prête est tout à fait inexplicable. Lorsqu’il apprend que sa fiancée est déshéritée par suite du mariage de l’oncle millionnaire, qu’a-t-il besoin de tant s’ingénier pour rompre une union devenue impossible, et dont la fortune s’est chargée de le délivrer ? Les ruses qu’il emploie sont aussi inutiles qu’odieuses. Que ne va-t-il trouver tout simplement Mme Dufernay, la mère de sa fiancée, et ne lui explique-t-il que son mariage est rompu naturellement, puisque les conditions sur lesquelles reposaient ce mariage n’existent plus ? Je regrette que M. Bouilhet l’ait malmené si sévèrement et lui ait reproché comme un manque de générosité ce qui n’est, à tout prendre, qu’une nécessité de sa situation. Ce notaire Gaudrier, qui est le personnage sacrifié, le bouc émissaire de la pièce, est-il donc si odieux d’ailleurs qu’il ne puisse rencontrer, selon l’expression de messieurs les poètes, une âme qui réponde à son âme ? M. Bouilhet lui-même ne le pense pas. Odieux à Mme Alice Dufernay, le notaire paraît séduisant aux yeux de Mlle Clara Rousset, la propre sœur du poète, petite péronnelle pétulante et positive, qui déteste autant la poésie que son frère en raffole. Ce notaire est donc aimé, absolument comme le poète lui-même ; le cœur de Mlle Clara bat lorsqu’on l’annonce, comme le cœur de Mlle Alice bat lorsque son poète s’approche d’elle. Il y a au quatrième acte une assez jolie scène, où Mlle Clara vient réclamer à son amie cet amoureux si méprisé. « Rends-le-moi ! s’écrie-t-elle, qu’en ferais-tu ? Il n’est pas assez poétique pour toi, mon frère est bien mieux ton affaire. Moi, je l’aime tel qu’il est, et précisément pour les raisons qui font qu’il ne peut te convenir. » La scène est vraie, ingénieuse, et d’une nouveauté assez piquante. Eh ! mon Dieu, oui, diverses sont les âmes, et divers les attraits qu’elles inspirent. Cet amour sauve ce que le rôle aurait eu de trop odieux, et empêche que la balance du poète ne pèse trop fortement d’un seul côté. Il rétablit jusqu’à un certain point l’équilibre de la justice et prouve l’équité du proverbe vulgaire qui prétend « qu’il n’est pas de marmite qui ne trouve ici-bas son couvercle. » Je regrette que M. Bouilhet n’ait pas poussé la justice jusqu’au bout, et qu’il ait cru devoir terminer sa pièce par l’humiliation définitive du notaire. Pourquoi donc ne le donne-t-on pas pour mari à Mlle Clara, puisqu’il lui agrée si fort, et puisque lui-même, bien conseillé par son instinct, avait pour elle une inclination qu’il n’avait jamais ressentie pour Mlle Alice ? La dureté du bonhomme Rousset est injustifiable, car elle fera de la peine à sa fille, et elle ne fait aucun plaisir au spectateur.

Toute l’action de la pièce est dans cette rivalité entre le poète et le notaire. Il s’agit de savoir lequel des deux épousera Mlle Alice Dufernay. Les deux partis restent en présence sans aboutir à une conclusion jusqu’au moment où l’oncle millionnaire, de qui dépend la fortune d’Alice, rompt cette action mal engagée, et décide l’issue de la lutte en feignant de se marier, Alors le notaire se retire et va soigner aux eaux sa santé subitement compromise ; Mme Dufernay revient de ses préventions contre la poésie, et le triomphe reste au poète. L’action est un peu vide comme on voit : toutefois