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n’a besoin pour le réparer que de se ressembler à elle-même. La tentative d’acclimatation du bailli de Suffren serait aujourd’hui reprise avec bien plus d’avantage. Depuis Suffren, la navigation s’est affranchie des caprices des vents ; les procédés de conservation de l’eau, douce ont changé, et l’expérience a enseigné des précautions autrefois négligées[1]. Un seul point reste douteux : on se demande dans quelle mesure le gourami s’accommoderait de notre climat. Cuvier avait examiné cette question, et il déclarait au Collège de France que si elle pouvait être résolue par des analogies, elle le serait affirmativement. En effet, dans la plus grande partie de la Chine, la température s’élève l’été fort au-dessus et descend l’hiver fort au-dessous de celle de la France : il n’est pas probable qu’un poisson qui supporte ces extrêmes du chaud et du froid ne s’arrête pas volontiers dans une température moyenne qu’il traverse deux fois l’an aux lieux de son origine, et s’il a si bien réussi dans des colonies des Indes orientales où il ne gèle jamais, c’est un motif d’espérer qu’il en ferait autant dans les eaux de la Provence, du Languedoc, de l’Algérie, et à plus forte raison de la Guyane, dont l’étendue, est le quart de celle de la France. Il sera temps de désespérer de l’acclimatation du gourami dans les Antilles quand on saura ce qui l’a empêché d’y réussir.

Des faits physiques considérables et des résultats économiques séculaires sont propres à donner à la métropole et aux colonies confiance dans ces entreprises de naturalisation de poissons exotiques. Les extrêmes de la température sous des ciels différens sont beaucoup moins prononcés dans l’eau que dans l’air, et, par cette raison aussi bien, que par sa constitution propre, le poisson est de tous les animaux celui qu’affectent le moins les changemens de climat. La carpe apportée de Perse en Italie par la conquête romaine s’est propagée dans toute l’Europe centrale ; elle a paru pour la première fois en 1720 sur les marchés de Saint-Pétersbourg, et elle s’acclimate parfaitement de nos jours en Suède et en Norvège ; son établissement dans l’ancien monde embrasse ainsi un arc de 40 degrés de longitude, comprenant les températures les plus diverses. Il ne s’agit pas de faire aujourd’hui des choses plus difficiles, et nos moyens d’action sont bien plus puissans que ceux de nos devanciers. Des conquêtes aussi peu coûteuses, aussi peu bruyantes que des acquisitions de nouvelles espèces de poissons ne sont peut-être

  1. Le moindre choc sur le nez tue le gourami, et quand on en fait venir de l’Ile Maurice à l’île Bourbon, où il compte parmi les mets les plus recherchés, on prend le soin de revêtir les parois latérales des récipiens dans lesquels on le transporte de toile, inclinées contre lesquelles il peut se heurter impunément. Malgré le voisinage de l’Ile Maurice, le gourami ne s’est point naturalisé à l’île Bourbon : peut-être est-ce en raison du peu d’étendue des eaux tranquilles dans cette colonie.