Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sensualité des privilégiés de la fortune : ils cherchaient le rare, l’extraordinaire, et le bon, dès qu’il était à la portée du grand nombre, perdait son mérite à leurs yeux. Nos tendances sont, grâce à Dieu, l’inverse des leurs. Ce que le christianisme demande à l’intelligence et au travail, c’est le renouvellement continuel de la multiplication des pains et des poissons ; il s’agit aujourd’hui de faire descendre l’usage d’un aliment choisi dans les classes de la société qui n’y pouvaient pas atteindre. Le phénomène de la transformation de la matière végétale en matière animale vivante capable de sensibilité, de souffrance, d’amour, s’accomplit perpétuellement devant nos yeux et en nous-mêmes sans qu’il nous soit donné d’en pénétrer le mystère intime ; mais nous sommes maîtres d’en observer la marche et d’en déduire les lois par la connaissance des effets. Les différences de rendement de la nourriture digérée sont souvent fort grandes entre individus de même race ; elles doivent l’être plus encore entre des espèces aussi éloignées les unes des autres que les poissons et les mammifères. Un champ presque indéfini s’ouvre aux expériences qui détermineront les effets des substances impropres à l’alimentation de l’homme sur le développement des animaux aquatiques dont il se nourrit. Il y a donc beaucoup à apprendre et beaucoup à profiter. Les populations ichthyophages sont partout des plus belles et des plus fortes qu’on connaisse[1], et peut-être une large consommation du poisson est-elle un moyen de combattre cet affaiblissement de nombreuses familles de l’espèce humaine que les physiologistes remarquent sans pouvoir lui assigner de causes ni lui trouver de remède.


IV. — MORT DU POISSON.

Le/poisson naît, croît et se multiplie pour l’usage de l’homme. Nos droits sur lui sont écrits au chapitre premier de la Genèse ; mais le saint livre ne nous a pas autorisés à lui infliger des souffrances aussi gratuites qu’imméritées, et si lui épargner de longues agonies est un moyen d’ajouter à sa valeur alimentaire, la manière dont il meurt n’est pas plus indifférente pour nous que pour lui.

Beaucoup d’honorables Anglais voyagent en France uniquement pour faire bonne chère : ils proclament loyalement la supériorité des bœufs charnus de la Normandie, du Limousin et du Charolais sur les bêtes graisseuses de Durham, du mouton parfumé des Ardennes

  1. Les Norvégiens et les Suédois, dignes descendans des Normands, qui faisaient trembler au IXe et au Xe siècle l’Europe civilisée, se nourrissent presque exclusivement de poisson ; il en est de même de la population des lagunes de Comacchio, dont M. Coste signale la force et la beauté, et, sans aller chercher au loin, les villages de pêcheurs de nos côtes se distinguent par la vigueur physique et morale de leurs habitans.