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sur les races lardacées de Leicester et de South-Down ; mais ils rejettent notre poisson avec dédain, et en cela aussi, à leur dire, Britannia rule over the wawes… Les Hollandais sont moins hautains, mais presque aussi dégoûtés, et dans le fait nul d’entre nous n’a mis le pied sur le sol batave sans être frappé de la saveur et de la fermeté particulières du poisson. — Pourquoi n’a-t-il pas chez nous les mêmes qualités ? Les circonstances naturelles de la pêche sont les mêmes pour nos voisins que pour nous ; nos eaux sont encore plus vives que celles de la Hollande, et quant à nos cuisiniers, ils valent assurément les siens. — Comment ces différences se manifestent-elles dans un aliment qui, surtout lorsqu’il s’agit d’espèces voyageuses communes à des pays presque voisins, devrait se ressembler partout à lui-même ? On les expliquerait dans le poisson conservé par la diversité des préparations qu’il subit ; mais ces différences sont tout aussi sensibles dans le poisson frais. On a beau chercher, les procédés qu’emploie la pêche dans les trois pays ne s’éloignent qu’en un seul point essentiel : en Angleterre et en Hollande, on tue le poisson aussitôt qu’il est pris ; à de rares exceptions près, en France on le laisse mourir. Voyons si l’expérience et les analogies condamnent ou justifient nos usages.

Tout chef de cuisine a éprouvé que le sanglier, le cerf, le chevreuil, le lièvre, forcés à la course et tombés après les angoisses d’une lutte désespérée, sont un détestable manger, et s’il a le sentiment de sa dignité, il refuse d’apprêter ces viandes dégradées. Le chasseur le plus novice n’a garde de laisser le gibier blessé mourir lentement dans sa carnassière ; il le tue dès qu’il le saisit. Une boucherie qui débiterait des animaux morts d’asphyxie, de faim, de fatigue ou d’épuisement, serait fermée par mesure de police, si sa clientèle laissait à l’autorité le temps d’agir. Cette répugnance pour la chair du mammifère ou de l’oiseau dont la vie s’est retirée par impuissance de se maintenir est aussi ancienne que le monde ; les animaux de proie l’éprouvent eux-mêmes par instinct : le lion, le tigre, la panthère, l’aigle, ne prisent qu’une chair vivante, et laissent les cadavres à la hyène et au corbeau.

Des répugnances si prononcées ne sont jamais fondées sur de futiles raisons ; le défaut de saveur est ici l’avertissement d’un défaut de salubrité. Les conséquences du mode d’extinction de la vie dans les animaux à sang rouge qui vivent dans l’air seraient-elles nulles chez ceux qui vivent dans l’eau ? Il ne faut consulter sur une pareille question que les faits les plus vulgaires, les plus généraux et les plus directs. Demandons à la grande pêche elle-même quelques enseignemens.

La morue provenant des pêches anglaises et hollandaises vaut mieux et se vend plus cher que la nôtre ; elle est pourtant pêchée