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immédiatement à Constantinople, à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg, des courriers chargés de tout faire connaître aux agens diplomatiques de la Grande-Bretagne. Aussitôt tout envoi de secours serait suspendu, toute négociation arrêtée. La Russie, au lieu d’acquérir des droits à la reconnaissance de l’Europe entière, si elle manquait cette occasion d’anéantir Napoléon, se remettrait elle-même dans le péril auquel elle allait échapper, et perdrait avec tout son crédit toutes ses alliances.

« Le maréchal ne cédant point à ces remontrances menaçantes, le général anglais le quitta un instant, mais ce fut pour revenir presque aussitôt avec le duc Alexandre de Wurtemberg (oncle de l’empereur), le duc d’Oldenbourg (son beau-frère), le prince Wolkonski (son aide-de-camp-général) ; celui-ci, arrivé le matin de Saint-Pétersbourg avec des dépêches, devait y retourner le soir même. On avait choisi d’avance ces personnages pour appuyer les remontrances du général anglais, comme offrant moins de prise aux reproches d’insubordination qu’aucun des autres chefs placés sous les ordres du maréchal. Devant eux, le général anglais répéta presque mot pour mot l’entretien qu’il venait d’avoir avec le commandant en chef de l’armée russe, les déclarations de celui-ci, les objections qu’elles soulevaient. Le duc de Wurtemberg, avec son urbanité ordinaire, manifesta une pleine confiance dans la loyauté du maréchal, ajoutant toutefois que, vu l’état moral de l’armée, son agitation, ses soupçons (dont il pourrait au besoin rendre témoignage), le maréchal ferait bien d’annuler le rendez-vous pris hors du camp russe, et d’inviter le général Lauriston à venir le trouver au quartier-général. Le duc d’Oldenbourg opina dans le même sens. Le prince Wolkonski fit valoir spécialement la connaissance parfaite qu’il avait des résolutions du tsar, manifestées d’ailleurs dans la proclamation adressée par sa majesté au peuple russe après l’évacuation de Moscou[1].

« Après une longue controverse dans laquelle, malgré la politesse étudiée de son langage, le maréchal laissait percer une vive, désapprobation des obstacles qu’on entendait mettre à la réalisation de ses vues, il commença pourtant à fléchir. Cependant il arguait encore de ce qu’il ne pouvait rompre un engagement garanti par sa signature écrite. « Mieux vaut cent fois manquer à une telle promesse que la tenir ! s’écria le général anglais. En y manquant, vous ne faites aucun tort à l’intérêt général ; en la tenant, vous rendez inévitables une foule de calamités publiques. »

« Le maréchal finit par se soumettre à la nécessité. Il avisa par un billet le général Lauriston « qu’il était dans l’impossibilité absolue de se trouver au rendez-vous convenu ; » il l’invitait en conséquence à venir, la nuit même, conférer avec lui au quartier-général. Lauriston insista, également par écrit, pour que rien ne fût changé aux arrangemens pris ; mais, le maréchal renouvelant son refus, il comprit que quelque obstacle insurmontable paralysait le bon vouloir de Kutusov, et à onze heures du soir, les yeux bandés, l’envoyé de Napoléon fit son entrée dans la hutte occupée par le maréchal. Il y trouva tout un cercle de généraux et, dans ce cercle, le général anglais lui-même, qui lui fut nominalement présenté. La présence de sir

  1. Le texte même de cette proclamation est donné dans l’ouvrage que nous analysons. — Narrative of Events, p. 191.