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Robert Wilson était significative. Lauriston devina d’où partait le coup qui avait tué en germe la négociation commencée sous de si heureux auspices.

« Tous les assistans se retirèrent cependant l’un après l’autre. Lauriston et Kutusov restèrent seuls. Le premier remit au second une lettre de Napoléon pour Alexandre. Le maréchal aurait bien voulu garder ce détail pour lui seul ; mais il fut obligé d’en convenir, la remise de ce document n’ayant pas échappé à tous les regards du dehors. Au fond, le but de la conférence était manqué. Le général français se borna donc à se plaindre des atrocités qui se commettaient journellement sur les prisonniers français ; Kutusov les rejetait sur les populations ruinées, exaspérées, humiliées. Il ne pouvait répondre que de ses soldats. Lauriston parlait d’un armistice. « Le temps va bientôt l’opérer de lui-même, disait-il par allusion aux approches de l’hiver. — Soit, répondit Kutusov ; mais de ce chef je n’ai aucuns pouvoirs. — Vous nous croyez en plus mauvais état que nous ne sommes, reprit le général français. Gageons que vous spéculez sur nos désastres en Espagne. On vous en a parlé, n’est-ce pas ? — Oui, j’en sais quelque chose par sir Robert Wilson, répliqua le maréchal. — Il a ses raisons pour exagérer nos revers. Marmont, il est vrai, nous a compromis par une bêtise, et Madrid est en ce moment aux mains des Anglais ; mais soyez sûr qu’ils n’y resteront pas longtemps. » Lauriston rejeta aussi l’incendie de Moscou sur le gouverneur de la place, ajoutant cette phrase remarquable : « Un acte de sauvagerie pareil est si peu dans le caractère français, que Londres même, si nous le prenions, ne serait pas brûlé par nous[1]. »


Alexandre cependant, instruit de tout ce qui s’était passé et déjà fort irrité, — sans le dire, — contre Kutusov, qui, après Borodino, l’avait effrontément abusé sur l’état de l’armée russe, la certitude de couvrir Moscou, etc., voulut lui en exprimer son mécontentement et arrêter dès le début ces tentatives de pacification, désormais inopportunes. Sa lettre au prince Michel Larionowicz (nom patronymique de Kutusov), écrite à ce sujet, confirme la narration de sir Robert Wilson, et mérite d’être citée :

  1. Voyez sur la mission de M. de Lauriston les pages 417 et suiv. du tome XIV de l’histoire du Consulat et de l’Empire. Elle y est présentée sous un autre jour et avec beaucoup moins de détails que dans le récit de sir Robert Wilson. Après lui avoir, assigné la portée que, dans la pensée de Napoléon, elle pouvait avoir, M. Thiers dit simplement : « M. de Lauriston partit, le 4 octobre, après s’être fait précéder d’un billet… Il arriva au camp le jour même. Le prudent Kutusov, entouré par les partisans les plus exaltés de la guerre, et notamment par les agens anglais accourus pour le surveiller, hésita d’abord à recevoir personnellement M. de Lauriston, dans la crainte d’être compromis… Il envoya donc le prince Wolkonski, etc… M. de Lauriston, offensé de ce procédé, refusa de s’aboucher avec le prince… On courut après lui pour le ramener… Il fut convenu qu’on recevrait le général Lauriston au quartier-général… M. de Lauriston se rendit donc auprès du prince Kutusov et eut avec lui plusieurs entretiens… Pour l’armistice, Kutusov se déclara sans pouvoirs. Il proposa d’envoyer l’aide-de-camp Volkonski à Saint-Pétersbourg… Il fut convenu que, sans armistice, on cesserait de tirailler sur toute la ligne des avant-postes, etc. »