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Aux yeux de sir Robert Wilson, ce n’était là, pour l’armée russe, qu’un demi-succès, une manœuvre avortée. Il voulait, il espérait l’anéantissement de l’armée française ; que dis-je ? il le regardait comme infaillible. Le soir de la bataille, à onze heures, Kutusov, réunissant ses généraux au bivouac, leur avait annoncé qu’il entendait résister à la marche de Napoléon et finir la guerre à cet endroit même, « à moins que l’ennemi ne lui passât sur le corps. » En échange de ces belles paroles, il obtint une cordiale poignée de main du « général anglais, » qui lui demanda l’oubli de tous leurs différends antérieurs. Qu’on juge de la surprise où fut jeté sir Robert Wilson, lorsque, trois heures plus tard (à deux heures du matin), les généraux russes, convoqués de nouveau, reçurent de Kutusov, en termes très succincts, la nouvelle que, « sur de nouveaux renseignemens, » il renonçait à défendre le terrain devant Malo-Jaroslavets, et entendait se retirer derrière la Koricza[1] pour assurer la route de Kalouga et les communications avec l’Oka. « Ce fut, dit sir Robert Wilson, comme si la foudre tombait à nos pieds, et nous restâmes un moment dans une stupeur silencieuse. » Cependant on représenta au maréchal qu’un mouvement pareil, dans un pareil moment, alors que l’obscurité ajoutait au danger de s’engager sur l’étroite chaussée qui formait à elle seule la ligne de retraite, ne pourrait s’exécuter qu’au sein d’une confusion très périlleuse ; que l’ennemi en profiterait sans doute pour nous attaquer ; que l’armée entière allait se trouver en péril et l’arrière-garde inévitablement perdue, si les Français profitaient de leurs avantages. Le « général anglais, » insistant sur ces considérations, reçut cette remarquable réponse du maréchal : « Je n’ai aucun souci de vos objections. J’aime mieux faire, comme vous dites, un pont d’or à mon ennemi que de m’exposer à un coup de boutoir[2]. D’ailleurs je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit : il n’est nullement certain, selon moi, que la destruction totale de l’empereur Napoléon et de son armée soit un si grand bienfait pour le monde. Ce n’est pas à la Russie, ce n’est à aucune des puissances continentales qu’arriveraient, en pareil cas, les bénéfices de l’héritage : c’est à cette nation qui a déjà le sceptre des mers, et dont la domination, à partir de ce moment, deviendrait insupportable. » Le général anglais se contenta de répondre qu’en ce moment il s’agissait d’opérations militaires, nullement d’une controverse politique, dans laquelle il éviterait de s’engager, quitte à la reprendre plus tard, et que, dans l’accomplissement de sa haute mission, le maréchal ne devrait jamais perdre de vue la fameuse

  1. Petit cours d’eau, à un mille et demi de Malo-Jaroslavets, sur la route de Kalouga.
  2. Coup de collier, dit le texte français de sir Robert Wilson ; mais l’expression, mal rendue par un étranger, serait ici à contre-sens.