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âmes. On dépouille les mourans, on refuse aux affamés la bouchée de pain qui d’ailleurs ne les sauverait pas, on découpe sur les chevaux encore vivans le lambeau de chair dont on veut se repaître, on défend à la baïonnette l’approche des feux du bivouac, on se bat, on se tue pour s’arracher quelques alimens ou quelques fourrures. Français et Russes sont atteints de cette espèce de rage, devenue épidémique. Nous tuons nos prisonniers, l’ennemi tue les siens. Les Cosaques chassent devant eux, en les piquant de leurs lances, des malheureux qu’ils ont mis nus comme la main[1]. Ils les livrent aux risées cruelles de la populace des campagnes, et quand ces malheureux demandent par signés qu’on abrège leur supplice, quand ils attirent vers leur tête ou vers leur poitrine l’extrémité d’un fusil, on leur refuse l’aumône d’une balle, on leur refuse la mort, « car les paysans pensaient que mitiger la torture, c’était offenser le Dieu de la sainte Russie et se priver désormais de sa protection. »


« Un jour, continue le fidèle narrateur, Miloradovitch, Beningsen, Korf et le général anglais, avec plusieurs autres officiers, sortis ensemble de Viazma, trouvèrent à un mille environ de cette cité, une foule de paysannes, armées de bâtons, qui sautaient en cadence (hopping) autour d’un pin abattu, de chaque côté duquel étaient étendus environ soixante prisonniers dont le corps, entièrement nu, gisait à terre, mais dont la tête posait sur l’arbre ; et sur ces têtes les furies frappaient à coups pressés, marquant ainsi la cadence de je ne sais quel hymne ou chant national qu’elles hurlaient à l’envi. Plusieurs centaines de paysans armés assistaient à cette scène étrange, appelés sans doute à protéger l’orgie vengeresse. Au moment où la cavalcade approcha, les victimes se mirent à pousser des cris aigus : la mort ! la mort ! la mort ! répétaient continuellement ces malheureux…

«… Près de Dorogobouge, une Française, jeune et belle femme, absolument nue, se tordait dans la neige, dans la neige qu’elle avait rougie de son sang. Au bruit des voix, elle leva la tête, d’où ses cheveux, très longs et très noirs, ruisselèrent sur tout son corps. Jetant ses bras autour d’elle avec des mouvemens frénétiques : « Mon enfant ! criait-elle, rendez-moi mon pauvre petit !… » Quand on l’eut assez paisée pour qu’elle pût raconter ce qui était arrivé, elle dit que « épuisée par la fatigue et ne pouvant plus avancer, on lui avait arraché son enfant nouveau-né, que ses compagnons lui avaient ensuite enlevé ses vêtemens et l’avaient sabrée en la quittant pour ne pas la laisser vivante à l’ennemi, qui arrivait… »

«… Le général Beningsen et le général anglais, suivis de leurs états-majors, rencontrèrent, dans l’après-midi, une colonne de sept cents prisonniers (nus comme les autres) et voyageant sous une escorte cosaque. Suivant le certificat remis, au chef de ce détachement, les prisonniers placés entre ses mains étaient, au moment du départ, douze cent cinquante. Ce

  1. « All prisoners… were immediately and invariably stripped stark naked and marched in columns in that state, etc. » — Narrative of Events, p. 256.