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Interdire à Bossuet l’éloquence, autant vaudrait interdire à un général d’armée de tirer le canon. Il m’échappait de comparer Bossuet à Louis XIV : c’est qu’en vérité il y a du rapport. Il est, comme son maître, sérieux, digne, mesuré, sensé ; il a bonne intention, il s’applique à ce qu’il fait. Seulement il abonde dans son propre sens au point de croire que ce n’est pas sincèrement qu’on ne pense pas comme lui, et qu’il faut quelque artifice ou quelque perversité pour ne se pas rendre à ses raisonnemens ou à ses vues. Il se croit la vérité en personne. La vérité, c’est moi. Il ne le dit pas, mais il le pense, ou parle comme s’il le pensait, De toutes les suggestions de l’orgueil humain, la plus détournée, mais non la moins puissante, est celle qui a persuadé à tant d’honnêtes gens qu’il y avait perte d’âme à penser autrement qu’eux. Rien n’est plus commun cependant, et cette illusion chez Bossuet prend les proportions que son imagination donne à tout. Le grand écrivain élève ses moindres pensées de toute la hauteur de sa parole. Il personnifie en lui l’autorité comme la vérité, et ne conçoit plus qu’on lui résiste. C’est l’arrogance naïve de tout absolutisme honnête que de se prendre tôt ou tard pour le droit divin. Ce n’est pas sa faute si Dieu règne par lui ou parle par sa voix. Il se résigne en toute humilité à la toute-puissance qui lui est due. Il se mortifie, mais tout doit être à ses pieds. Comment se peut-il qu’on ose ne pas lui céder ? Quelle révolte incompréhensible ! quel incroyable orgueil ! C’est un égarement prodigieux et qui le confond.

Maintenant mettez en présence de ce docteur magistral, appuyé sur une dogmatique immuable, de ce pontife lié par la conscience de son devoir à l’habitude du commandement, persuadé du pouvoir surnaturel dont il se croit dépositaire, de cet orateur officiel d’une église qui se sait parfaite, impérissable, inspirée, un penseur indépendant, sans mission, mais sans préjugés, dont l’intelligence universelle a tout abordé, tout pénétré, tout approfondi, qui ne dédaigne aucun savoir, aucune découverte, aucun système, aucun raisonnement, esprit fortifié et assoupli par toute sorte d’études et de travaux, rompu à tous les problèmes, accoutumé aux plus mystérieuses questions de la science et de la nature, et qui, en créant le calcul différentiel, s’est comme familiarisé avec l’infini : cet homme qui sait tout, qui comprend tout, qui réforme tout, que doit-il penser de se voir soupçonné de prévention, d’entêtement, de raideur, de puérilité, et comment doit-il prendre un interlocuteur qui affecte les airs d’un juge, signifie ses pensées comme des arrêts et prend sa doctrine pour une magistrature ? Certes Leibniz avait le génie le plus éclectique qui fût jamais ; il était tenu, par ses maximes mêmes, de tout entendre et de tout tolérer. Son optimisme