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les armes à la main, dépendant éternellement, vous comme nous, du hasard des batailles[1] ? » La sanglante perspective qui épouvantait M. de Metternich était sans trouble acceptée par l’empereur ; il avait déjà répondu à la pensée du ministre autrichien lorsqu’au début de l’entretien, il s’était écrié avec emportement : « Préparez-vous à lever des millions d’hommes, à verser le sang de plusieurs génération et à venir traiter au pied des hauteurs de Montmartre[2] ! »

Hélas ! c’était bien la vérité que de part et d’autre on s’était dite sans réticence dans cette célèbre conversation de Prague. « L’empereur, observe judicieusement M. de Viel-Castel ; était en effet dans cette position terrible où, la cause d’un souverain cessant d’être celle de son peuple, les intérêts de l’un, exigent ce que l’honneur de l’autre ne comporte pas. Dans une semblable situation, un prince dont la dynastie est affermie sur le trône peut tout concilier en abdiquant. C’est ce que fit Charles-Quint lorsque la fortune contraire eut renversé ses projets de domination, universelle, c’est ce qu’a fait dans ces derniers temps, si l’on peut comparer des personnes et des choses, si inégales, le téméraire et infortuné Charles-Albert ; mais Napoléon, monarque nouveau, n’avait pas cette ressource. Abdiquer en faveur d’un enfant de deux ans, c’était vouer sa dynastie à une ruine certaine. Il était donc en quelque sorte condamné à persister dans une lutte trop inégale pour qu’il pût à la longue espérer la victoire, mais en dehors de laquelle il n’y avait pour lui aucune chance d’honneur ni même de salut[3]. »

M. de Viel-Castel a raison. À cette époque, Napoléon sentait si bien à quel point les intérêts du pays étaient peu à peu devenus différens des siens propres qu’au moment même où il exigeait de ses sujets épuisés les plus pénibles sacrifices, il mettait sa principale application à leur dérober les moyens de savoir la vérité sur les négociations entamées avec les grandes puissances de l’Europe. À aucun prix, il ne fallait qu’ils fussent instruits du véritable état des choses. Rien ne lui coûtait, pas même les plus évidentes faussetés, pour donner le change à l’opinion sur les conditions de la paix offerte par l’ennemi. Après Lutzen, après Bautzen, les cabinets étrangers s’étaient montrés, disposés à céder à la France (M. Thiers le reconnaît dans son histoire) « plus qu’elle ne devait désirer, plus même qu’elle ne pouvait posséder[4]. » Ils s’étaient résignés à laisser

  1. Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVI, p. 68.
  2. « Napoléon, en prononçant ces mots, était pour ainsi dire hors de lui, et on prétend même qu’il se permit envers M. de Metternich des paroles outrageantes, ce que ce dernier a toujours nié. » M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVI, p. 67.)
  3. Histoire de la Restauration, t. Ier, p. 51.
  4. Histoire du Consulat et de l’Empire, XVI, p. 158.