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que la linguistique est une science toute nouvelle, et qui a commencé, comme les autres sciences, par des chimères. Il n’en est pas moins vrai que sur l’origine, la nature et la végétation du langage, il a jeté, avant Guillaume de Humboldt, des idées profondes, lumineuses, en partie adoptées par ceux qui ont porté le plus loin et le plus haut cette branche de la philosophie. Qu’on en juge par ce curieux parallèle entre ce qui s’écrit aujourd’hui et ce qu’il écrivait en 1809. « L’homme, dit M. Renan, ne complète pas plus le langage qu’il ne l’invente de propos délibéré. La raison réfléchie a bien peu de part dans la création et dans le développement des langues. Il n’y a pour elles ni conciles ni assemblées délibérantes ; on ne les réforme pas comme une constitution vicieuse. Les idiomes les plus beaux, les plus riches, les plus profonds, sont sortis avec toutes leurs proportions d’une élaboration silencieuse et qui s’ignorait elle-même. Le génie suffit à peine aujourd’hui pour analyser ce que l’esprit de l’enfant créa de toutes pièces et sans y songer. » — « Toute appellation a eu sa cause, soit dans l’objet appelé, soit dans la disposition du sujet appelant, et le hasard n’eut aucune part dans l’œuvre constitutive des langues. Jamais, pour désigner une chose nouvelle, on ne prend le premier nom venu ; si l’on s’est décidé dans l’origine pour telle ou telle articulation, ce choix a eu sa raison d’être. » Supposer une création, graduée des langues à partir du monosyllabe, c’est, « par une hypothèse artificielle, satisfaire à ce besoin de l’esprit qui nous porte à expliquer la complexité actuelle par la simplicité primitive. Loin de débuter par le simple, l’esprit humain débute en réalité par le complexe et l’obscur ; son premier acte renferme en germe les élémens de la conscience la plus développée[1]. » Tels sont aujourd’hui les principes les plus élevés de la philosophie du langage ; voici maintenant ce qu’avait déjà trouvé Joseph de Maistre : « Nulle langue n’a été inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre… Ce que je puis vous assurer, car rien n’est plus clair, c’est le prodigieux talent des peuples enfans pour former des mots, et l’incapacité absolue des philosophes pour le même objet dans les siècles les plus raffinés, Je me rappelle que Platon a fait observer ce talent des peuples dans leur enfance. On dirait qu’ils ont procédé par voie de délibération en vertu d’un système arrêté de concert, quoique la chose soit rigoureusement impossible sous tous les rapports. Chaque langue a son génie, et ce génie est un, de manière qu’il exclut toute idée de composition, de formation arbitraire et de convention antérieure. » A mesure qu’on remonte les

  1. Histoire générale des langues sémitiques, pages 96, 98, 456.