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tous sens par l’orage. Quand un homme se lève, du sein d’une grande nation, et prononce un jugement sur les affaires publiques, on est disposé, au moins sur le premier moment, à voir en lui l’organe de la classe à laquelle il appartient, souvent même l’interprète de la nation entière, et je crois que les Français, dans une pareille affaire, ne sauraient être tout à fait indifférens à l’opinion des peuples étrangers. En outre, la matière se prête admirablement à une défense de la bonne cause conçue et exécutée de telle façon que personne n’en puisse abuser. L’écrivain qui se fait publiquement le défenseur du roi est mieux en mesure que tout autre de proclamer à cette occasion certaines vérités essentielles ; son rôle même lui donne plus de crédit. Peut-être me conseilleras-tu de me taire ; mais il est impossible, dans les circonstances où nous sommes, de rester indolent et inactif : si les libres esprits avaient toujours gardé le silence, où en serait la civilisation ? »


Au moment où Schiller écrivait ces paroles, en ce même mois de décembre 1792, Alfieri composait l’Apologie de Louis XVI, et André Chénier, quelques jours plus tard, modifiant sa conduite selon les péripéties de la lutte, écrivait après le 15 janvier 93 la Lettre de Louis XVI aux députés de la convention, suivie bientôt du manifeste À tous les citoyens français, l’une où, parlant au nom du roi, il réclamait l’appel au peuple, l’autre où il s’adressait directement à la conscience nationale. Inspiré par son cœur, Schiller s’était rencontré sans le savoir avec ce noble André, qu’il ne connaissait pas ; pour Alfieri au contraire, quand on le voit dès les premiers mois de 1789, à la veille de l’ouverture des états-généraux, correspondre avec André Chénier, attaché alors à l’ambassade de Londres, et l’entretenir des événemens qui se préparent, il est difficile de croire que l’auteur de Virginie ne se soit pas concerté plus d’une fois avec le généreux auteur des ïambes.

Pourquoi faut-il que le poète italien n’ait pas conservé dans ces horribles crises la courageuse sérénité du poète français ? On sait comment la comtesse et son chevalier quittèrent le théâtre de la révolution. Exaspéré déjà par les spectacles qu’il avait sous les eux, fort mécontent des ouvriers de Didot, qui se transformaient en législateurs au lieu d’imprimer ses tragédies, mêlant ainsi à tout propos les ressentimens les plus mesquins aux pensées les plus hautes, Alfieri s’enfonçait de plus en plus dans ses méditations solitaires. Il était décidé à ne connaître, même de loin, aucun des acteurs de cette farce tragique, questa tragica farsa. C’est pour cela qu’il traduit Térence au bruit de la chute d’un monde, ou qu’entre deux émeutes il rédige un peu orgueilleusement les confessions de sa jeunesse. Un jour vint cependant où ce dédain altier n’était plus de mise : après la révolution du 10 août, la retraite qu’il s’était si bien arrangée pour l’amour et l’étude devenait décidément trop périlleuse,