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un tragédien consommé ; il est certain aussi qu’il était guindé, emphatique, déclamatoire, qu’il rendait visibles et exagérait encore par sa raideur tous les défauts de ses drames ; on peut s’en fier là-dessus au biographe de Mme d’Albany, qui a recueilli tous les suffrages et dont la bienveillance n’est pas suspecté.

Alfieri était tout occupé de ses représentations théâtrales et de ses études sur Homère ; la comtesse d’Albany, étendant ses relations, gagnant des admirateurs à son ami, préparait sans bruit cette royauté littéraire et mondaine qu’elle comptait bien exercer un jour, lorsque de graves événemens vinrent troubler ces studieux loisirs. On sait les résultats obtenus par la prodigieuse campagne du général Bonaparte. Le traité de Tolentino d’abord et bientôt après la paix de Campo-Formio avaient commencé le remaniement de l’Italie. Le 15 février 1798, la république était proclamée à Rome par le parti démocratique avec l’appui de l’armée française, et le pape Pie VI, après treize ans de pontificat, partait pour un exil d’où il ne devait pas revenir. Le 9 décembre, le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel IV, était détrôné à son tour par le directoire et venait chercher un asile à Florence. « Il était mon souverain, il était malheureux, dit noblement le poète dépiémontisé, j’avais deux motifs pour lui rendre mes devoirs. » Alfieri obtint une audience, et le pauvre roi, en lui ouvrant les bras, l’accueillit par ces paroles : Ecco il tiranno ! On comprend que dans la disposition d’esprit où se trouvait l’irritable gentilhomme, de tels incidens devaient redoubler encore la haine qu’il portait à la France. Ce fut bien pis l’année d’après, lorsque, dans la journée du 25 mars, eut lieu l’invasion française, si prévue et si abhorrée (questa tanto aspettata ed abhorrita invasione dai Francesi), La fureur d’Alfieri ne connaît plus de bornes, l’effroi de la comtesse est au comble.

Ah ! sans doute, s’il n’y avait là que la colère d’un cœur italien qui pleure de honte, comme Filicaia, en voyant la faiblesse de sa patrie, s’il n’y avait que la douleur de devoir son indépendance à l’étranger, qui donc ne sympathiserait avec le poète ? Malheureusement la haine personnelle qui l’anime, la rage mesquine qui le transporte, dominent tous ses sentimens et confondent toutes ses pensées. Qu’il dise, en parlant de nous et des Italiens qui adoptaient le régime nouveau : La mia repubblica non è la loro, il a raison assurément. Non, la république du gentilhomme, du poète, du philosophe, à la fois aristocratique et libéral, n’est pas la république de cette France de 89 oui place justement le droit de l’homme, le droit commun, au-dessus des libertés particulières. Qu’on s’en irrite ou non, peu importe, la France est ainsi faite, et quand un peuple initiateur comme le nôtre est si bien pénétré d’un principe, que ce