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Les observations de plusieurs voyageurs sur les chiens américains d’origine européenne confirment pleinement tout ce qui précède. Les faits recueillis par M. Roulin montrent que sous l’empire de conditions nouvelles, en présence d’ennemis spéciaux à combattre, ces animaux ont acquis des instincts tout nouveaux, passés aujourd’hui dans le sang, et qui les distinguent nettement de leurs pères d’Europe, de leurs frères restés sur l’ancien continent. Bornons-nous à résumer les remarques de ce savant voyageur sur la faculté qu’ont les chiens de perdre et de recouvrer l’aboiement, c’est-à-dire la voix particulière qu’on pourrait si bien croire leur être naturelle. Ce fait ne s’observe guère dans les régions plus ou moins peuplées de la terre ferme où les chiens marrons se recrutent souvent de chiens domestiques et entendent la voix de l’homme ; mais dans les îles où la race libre s’est multipliée en dehors de ces deux influences conservatrices, l’aboiement disparaît en fort peu de temps. Vers l’année 1810, les Espagnols lâchèrent un certain nombre de chiens dans l’île de Juan-Fernandez[1], ils espéraient détruire les chèvres sauvages servant au ravitaillement des corsaires qui venaient dans le Pacifique guetter les galions et ravager leurs colonies. Leur but fut parfaitement atteint : ces chiens eurent bientôt dévoré à peu près toutes les chèvres et se rabattirent sur les phoques. Ils se multiplièrent énormément. Or dès 1743 Ulloa[2] constata qu’ils avaient entièrement perdu l’aboiement. Quelques-uns d’entre eux pris à bord du navire restèrent également muets, jusqu’au moment où, réunis à des chiens domestiques, ils cherchèrent à les imiter ; « mais ils s’y prenaient maladroitement, ajoute l’auteur, et comme si, pour se conformer à l’usage, ils apprenaient une chose à laquelle ils étaient restés jusque-là étrangers. » Petits-fils d’animaux qui avaient su aboyer, ces chiens de Juan-Fernandez retrouvèrent donc assez promptement la voix de leurs ancêtres ; les représentans d’une race habituellement muette sont loin de faire d’aussi rapides progrès. Un couple de chiens de la rivière Mackensie amenés en Angleterre n’eurent jamais, que le hurlement de leurs compatriotes ; mais la femelle ayant mis bas en Europe, son petit,

  1. On sait que ce fut dans cette île que le capitaine Stradling abandonna en 1704 un matelot nommé Alexandre Selkirk, qui fut recueilli en 1709 par Wood-Rogers, et dont les aventures donnèrent à Daniel de Foë l’idée de son Robinson Crusoé. Bien avant cette époque, l’île de Juan-Fernandez avait reçu quelques autres solitaires de même nature. Vers 1670, un matelot échappé seul au naufrage de son navire y vécut cinq ans. En 1681, un Indien mosquito fut encore laissé dans la même île par Sharp et repris par Dampier en. 1684… De Foë a évidemment fondu toutes ces données réelles dans son immortel roman.
  2. Don Antonio Ulloa, officier de la marine espagnole, avait été envoyé au Pérou pour concourir à la mesure d’un degré du méridien avec des académiciens français.