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nuit et veille pendant le jour. Sous l’empire de la domesticité, le sanglier est devenu un animal diurne, de nocturne qu’il était naturellement. Le castor, en Amérique comme en Europe, troublé dans son repos, traqué par le chasseur, a complètement modifié le genre de vie qui en fait un des exemples les plus curieux à étudier quand on veut se rendre compte de ce que sont, chez les animaux, l’intelligence et l’instinct. Au lieu de se réunir en familles nombreuses, de construire des digues et de bâtir des cabanes, il s’est mis à vivre seul et à se creuser un terrier. De social et de bâtisseur qu’il était, il est devenu solitaire et fouisseur. Dans les deux cas que je viens de citer, il y a eu pour ainsi dire renversement de facultés natives, et je ne crois pas qu’on puisse citer rien de semblable chez l’homme.

À l’appui de cette conclusion, à l’appui de tout ce qui précède, j’aimerais à examiner ici avec détail quelques-uns des groupes les moins favorisés parmi les populations humaines. Il en est surtout trois dont l’histoire serait singulièrement instructive. De tout temps les polygénistes ont tendu à exagérer outre mesure la distance qui existe entre ces groupes. Ne pouvant surélever les blancs au-dessus d’un niveau que nous connaissons tous, ils ont été forcés de dépasser de beaucoup la limite inférieure réelle, de placer de plus en plus bas les populations le plus mal partagées sous le rapport de la beauté physique ou des aptitudes intellectuelles. Ils ont été ainsi entraînés à les rattacher d’aussi près que possible aux animaux eux-mêmes. De là tous les efforts tentés pour trouver des ressemblances, des identités entre certains singes anthropomorphes[1] et les nègres d’abord. Les hommes noirs furent déclarés incivilisables ; on parla de leur museau, et malgré tout ce qu’avait pu dire un naturaliste bien peu suspect en pareille matière, Desmoulins[2], on soutint que le cerveau du nègre et celui de l’orang-outang présentent des rapports frappans. Toutefois, quand l’Afrique se fut ouverte devant nos intrépides voyageurs, quand on connut les Dahomans, les Fantis, les Aschantis, quand on eut appris d’une manière sûre qu’il existait des villes, des arts, une civilisation nègres, il fallut bien chercher ailleurs cette espèce d’homme qui devait, d’après certaines théories, servir d’intermédiaire entre le blanc et la bête. On se rejeta alors sur les Hottentots. On répéta à leur sujet, en l’aggravant

  1. On a désigné sous ce nom le groupe de singes dont les formes rappellent le plus celles de l’homme.
  2. Desmoulins était polygéniste : il admettait seize espèces d’hommes distinctes ; mais il était en outre anatomiste sérieux et ne pouvait par conséquent se laisser prendre à certaines assertions que l’école américaine surtout parait chercher a remettre en faveur. Voici l’un des jugemens qu’il porte sur ces rapprochemens entre l’homme et les singes : « La limite d’organisation qui sépare le plus parfait des singes des plus imparfaits des hommes est l’infini, anatomiquement parlant. »