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dépouiller. L’imagination commence avec l’âme, elle ne s’éteint qu’avec l’âme, par la mort ou la folie ; encore même dans ce dernier cas ne s’éteint-elle pas toujours entièrement. Vous pouvez renoncer à votre vertu, changer, si cela vous plaît, votre fierté en bassesse, ou bien vous hausser d’une âme commune jusqu’à une âme sublime ; vous pouvez, à votre gré bouleverser toute votre nature morale : vous n’aurez aucune prise sur votre imagination. La noblesse ne vous la donnera pas, si elle vous manque par nature ; la bassesse ni le vice ne vous la feront pas perdre, si vous la possédez. L’imagination est une propriété inaliénable qui vous est garantie contre vous-même, contre vos gaspillages et vos prodigalités, par les lois d’une constitution qui vous est inconnue. Celui qui est doué d’imagination est vraiment un être enchanté, et la puissance de détruire cet enchantement sublime ne lui appartient pas ; tous ses efforts y seraient vains. On peut très aisément se consoler de ne pouvoir acquérir l’imagination, puisque par la volonté on peut acquérir des biens infiniment plus précieux qu’elle ; mais nous tenons à constater ce fait, qu’elle est l’unique faculté sur laquelle la volonté n’ait aucune prise. Si l’imagination de M. Michelet est une conquête de sa volonté, il faut reconnaître alors qu’un miracle s’est opéré en sa faveur, puisque l’imagination est le seul don qui ne s’acquière pas.

Quelquefois cependant la volonté joue un rôle dans le travail des hommes d’imagination ; mais ce rôle malgré tout n’est jamais que secondaire. Nous avons fait remarquer ici naguère qu’une partie du talent de M. Victor Hugo consistait dans la volonté ; mais la volonté, même chez notre grand poète, où elle est si forte, n’est pour rien, disions-nous, dans le travail de création : elle n’intervient que dans le travail de composition, d’arrangement ; elle est l’artisan, l’ouvrier, et non l’artiste. C’est elle qui, une fois les images créées et mises au monde, s’efforce de les rapprocher, de les associer et de les faire vivre en bonne intelligence, même lorsqu’elles sont disparates et antipathiques l’une à l’autre. C’est elle qui épuise la pensée une fois née, la torture et la surmène jusqu’à ce qu’elle ait rendu tout ce qu’elle pouvait donner, et qu’elle succombe au bout d’une métaphore prolongée ou d’une antithèse laborieuse. Or on ne surprend même pas ce rôle secondaire de la volonté chez M. Michelet. Il n’essaie pas de dominer son imagination, il se laisse dominer par elle. Jamais il ne s’efforce pour faire paraître une image plus belle qu’elle ne l’est réellement. Il ne fait pas la toilette de ses pensées ; elles se montrent devant nous telles que la fantaisie les a créées, avec leur beauté ou leur insignifiance. M. Michelet les accepte indifféremment telles qu’elles se présentent à son esprit. On croirait souvent qu’il ne distingue même pas entre elles, et qu’il n’a pas de