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préférence pour celles qui rendent le mieux sa pensée. Elles tombent de son esprit comme il plaît à la toute-puissante fantaisie ; tant mieux si elles sont belles et fortes, tant pis si elles sont faibles et languissantes. Autre remarque : il n’exerce pas sur elles la plus légère contrainte, il n’essaie pas de les fixer et de les retenir, pas plus qu’on n’essaie de retenir un papillon ou un insecte lorsqu’on a contemplé ses couleurs. Il se laisse effleurer par l’image, puis l’abandonne à sa nature ailée et lui permet de voler où bon lui semble, sans enchaîner sa liberté. Si la volonté jouait chez lui le moindre rôle, il ferait ce que font tant de poètes et d’écrivains : il saisirait l’être brillant qui se présente à lui, le retiendrait captif, et ne le lâcherait que lorsqu’il aurait produit une nombreuse progéniture. Combien de livres ne sont que le produit de la génération d’une seule idée ou d’une seule image, soigneusement élevée en serre chaude, patiemment surveillée, selon des méthodes assez comparables à celles des éleveurs de vers à soie et des amateurs de papillons !

Enfin il est de la nature de la volonté de produire tardivement ses résultats et d’accroître ses richesses lentement et graduellement. Les débuts et les premiers pas d’un esprit qui n’est composé que de volonté sont toujours rudes ; ses premières batailles sont autant de défaites, ses premières œuvres sont marquées d’un caractère d’imperfection et de maladresse. C’est par l’expérience seule que la volonté se corrige, par le travail patient qu’elle acquiert les qualités qui lui manquent. Le progrès est continu jusqu’à ce qu’elle ait atteint la limite que sa force lui permet d’atteindre, après quoi elle s’arrête, languit ou rétrograde, ou bien encore, cas plus fréquent, s’épuise en efforts inutiles pour franchir la muraille d’airain que lui oppose la nature, et retombe sur elle-même irritée et indomptée, mais impuissante et enfin vaincue. Il en est tout autrement des esprits dont l’imagination est la faculté dominante ; pour eux, le progrès n’existe pas, et il n’est pour ainsi dire pas possible de mesurer leur croissance. Généralement ils sont dès le début ce qu’ils seront toute la vie : leur talent brille, s’éclipse, se relève soudain comme une étoile qui sort d’un nuage, sans autre loi apparente que le caprice de la nature. Leurs dernières œuvres n’attestent pas un progrès sensible sur celles qui les ont précédées, leurs premières œuvres ne portent pas les marques de l’inexpérience ou de la maladresse des débutans. On ne sent pas en eux les conquêtes patientes de la volonté et du travail. Appliquons cette observation à M. Michelet. S’il était vrai qu’il ne fût devenu ce qu’il est que par la volonté, ses premières œuvres seraient évidemment les plus défectueuses, puisqu’il est de l’essence de la volonté de produire ses résultats tardivement. Nous devrions trouver au contraire dans les œuvres de sa maturité les