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et cette injustice a semblé s’étendre à la presse elle-même dans son présent, son passé et son avenir.

Seconde accusation. M. Augier a-t-il attaqué la bourgeoisie et la société issue de 89 ? — L’accusation a paru d’abord singulière, car M. Augier n’a jamais jusqu’ici manqué une occasion de faire profession publique d’adhésion aux principes, de 89, et il passe généralement pour un libéral de tiers-parti (on aurait dit de centre gauche à l’époque où florissait, d’après lui, le Vernouillet que quelques sceptiques et quelques malveillans se plaisent à placer plus près de nous. Cependant ces professions de foi répétées et ces opinions connues n’ont pu le protéger contre les interprétations les plus contradictoires et les plus singulières. On s’est plu à lui supposer des opinions cachées. Les uns ont vu dans sa pièce des tendances légitimistes, les autres y ont vu des tendances socialistes. Non, M. Augier n’est dans cette nouvelle pièce ni plus socialiste, ni plus légitimiste qu’auparavant ; il n’a pas attaqué la société moderne ni la bourgeoisie, et cependant, chose curieuse, il se trouve que cette nouvelle accusation n’est pas aussi sans quelque fondement. Les opinions contradictoires sur la pièce de M. Augier tiennent à ce qu’il s’est dispensé de conclure. Comme le singe de la fable, il a oublié d’allumer sa lanterne. Cet oubli est-il volontaire ? Voilà toute la question. M. Augier nous dira, il est vrai, qu’il n’était pas obligé de conclure, qu’il n’était obligé, en sa qualité d’auteur dramatique, qu’à rendre fidèlement le caractère et les opinions de ses personnages, et non à prendre la parole en son propre nom, n ayant pas à sa disposition le personnage du chœur antique par lequel cet Aristophane, dont on a rappelé le nom à son sujet, faisait réciter ses parabases. Ici je l’arrête court et je lui dis : « Pardon, vous aviez un moyen ; c’était de charger un des personnages de votre drame de plaider la cause de la société moderne, qui peut se plaindre justement d’être si mal représentée dans votre pièce. Vous nous faites assister à un duel oratoire entre le marquis d’Auberive et le socialiste Giboyer, qui, chacun de son côté, tirent à boulets rouges sur cette société, et entre ces deux ennemis qui plaident habilement et éloquemment, l’un pour la vieille société, l’autre pour une société qui n’existe encore que dans la cité de Néphélococcygie, vous placez, pour représenter et défendre la société moderne et la bourgeoisie française, un vieil imbécile et un effronté qui n’a d’esprit que pour le métier d’escroc. Ils ne trouvent pas un mot à dire pour la défense de la société attaquée, et vraiment je le conçois sans peine. »

La bourgeoisie française a donc jusqu’à un certain point le droit d’accuser M. Augier d’être calomniée par lui, en se voyant si mal représentée et si mal défendue. Il était facile dei trouver pour la société moderne un représentant et un défenseur plus avenans que ces deux spécimens de sottise et d’effronterie. Ce personnage existe dans la pièce, point n’était besoin de l’inventer : M. Augier n’avait qu’à faire clore la discussion par M. de Sergines, qui arrive juste au moment où elle se termine, et à le charger d’exprimer ses conclusions, que je me plais et m’obstine à croire libérales. Pourquoi, imposant silence au bonhomme Charrier, qui ne débite que des platitudes, et à Vernouillet, dont il vient par honneur prendre congé, ne dirait-il pas leur fait aux deux jouteurs politiques ? Il pourrait dire au marquis : Si votre défense entêtée de l’ancienne société et des privilèges attachés au sang