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REVUE. — CHRONIQUE.

signifie seulement qu’il est nécessaire, selon la parole d’un de vos publicistes, qu’il y ait dans une société quelque chose de plus précieux que l’or, je ne vous contredirai pas. S’il ne faut que penser ainsi pour être légitimiste, tous les honnêtes gens seront légitimistes avec vous sur ce point ; mais nous ne nous entendrons plus, je le crains, une fois cette question réservée. Il y a peut-être beaucoup plus de vanité que d’élévation dans le sentiment qui vous anime, car après tout vous avez moins à regretter la réalité que l’apparence de vos privilèges. En droit, vous avez perdu le bénéfice de votre titre ; mais en fait ? La loi ne reconnaît pas de privilège ; mais la réalité qu’elle proclame est illusoire, et la tradition, le souvenir, l’éclat attaché au nom, vous maintiennent en possession de votre ancien pouvoir. Pourquoi vous plaignez-vous tant ? Ne dirait-on pas que les bourgeois vous traitent en parias ? Loin de là, ils vous cèdent partout le pas, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent point, dès qu’ils se trouvent en concurrence avec vous, et, soit de bonne grâce, soit en maugréant, ils ne manquent jamais de vous dire, comme vos ancêtres à Fontenoy : « Passez les premiers, s’il vous plaît. » Vos fils l’emportent et l’emporteront longtemps à mérite égal sur les fils de roturiers, et quant à vos titres, que la loi ne reconnaît pas, voilà M. Vernouillet qui vous apprendra cyniquement, si vous ne le savez pas, qu’ils ont une valeur certaine, qu’on pourra évaluer en millions dès qu’il vous plaira. Quant au reproche que vous faites à la bourgeoisie de ne pas payer l’impôt du sang, l’unique impôt (c’est vous qui le dites) que payait l’antique noblesse, je ne sais sur quoi vous le fondiez. Où pensez-vous donc que la France prend ses officiers et ses soldats ? Vous allez vous frottant les mains toutes les fois que vous apprenez un scandale, et vous poussez de toutes vos forces à la dissolution de cette société que vous méprisez. Votre conduite est immorale, et vous me permettrez de trouver que si vous êtes un parfait honnête homme, vous êtes un assez mauvais citoyen. — Puis, se tournant vers Giboyer : Quant à vous, que voulez-vous dire avec votre aristocratie de l’intelligence ? Vous figurez-vous par hasard que vous en faites partie ? Ceux qui font partie de cette aristocratie sont de telle nature qu’en règle générale ils ne réclament rien à la société, et qu’ils perdraient leur temps à la gouverner. Ce mot d’ailleurs, comme il arrive souvent en France, exprime tout simplement d’une manière pompeuse un désir assez modeste. Les Français l’ont employé pour exprimer le vœu d’être administrés aussi bien que possible, et recommander au gouvernement de leur donner les meilleurs préfets qu’on pourrait trouver, sans regarder aux titres qu’ils portent. Ce mot signifie qu’ils aiment mieux être bien administrés par un fonctionnaire roturier que mal administrés par un fonctionnaire titré. C’est l’équivalent du mot qui retentit en Angleterre pendant la guerre de Crimée : the right man in the right place. Ne nous rompez donc plus la tête, et si vous tenez à être un aristocrate d’intelligence, commencez par renoncer au métier que vous faites aujourd’hui.

Tout l’intérêt, de la pièce est dans ces discussions qui remplissent le premier et le troisième acte, lesquels ne sont que de longues conversations qu’on pourrait appeler : Dialogues des vivans sur quelques questions politiques et quelques anecdotes du jour. Il y a des mots heureux et brillans dans ces discussions, mais pleins de trivialité et quelquefois d’un goût douteux. La raillerie de M. Augier à la main solide plus que légère ; elle donne des