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par lui au crayon, et d’une main brusque il a écrit à la marge : « C’est faux. » Ce volume ainsi annoté a été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle insistance ? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte ? Que craignait-il en laissant s’accréditer le bruit d’un mariage secret entre la comtesse et lui ? Il ne craignait rien et ne se souciait de rien ; toutes ces délicatesses lui étaient complètement inconnues. Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler jusqu’au cynisme, et il n’a songé en cette circonstance qu’à dire la vérité, brutalement ou non, peu importe.

On insiste encore cependant : une grande partie des lettres et papiers de la comtesse d’Albany ayant disparu après la mort de Fabre, certains esprits, plus enclins à nier le mal que résolus à le combattre, ont prétendu que les pièces attestant le mariage avaient pu être détruites avec tant d’autres documens relatifs à cette mystérieuse histoire. Ce système ne soutient pas malheureusement l’examen : les papiers dont on parle ont été livrés aux flammes par un janséniste des plus timorés et des plus sombres, un certain M. Gache, qui avait acquis, on ne sait trop comment, une influence presque sans réserve sur le très peu scrupuleux et très peu janséniste Fabre. Investi d’un pouvoir discrétionnaire sur tous les papiers qui venaient de la comtesse d’Albany, M. Gache fut impitoyable ; il brûla toutes les lettres d’amour, toute la correspondance de la comtesse avec Alfieri, avec Fabre, toutes ces pages tracées par la femme qui ne rougissait pas de ses faiblesses, et à qui Sismondi pourra dire un jour sans lui causer d’embarras : « Vous avez connu, madame, tous les orages du cœur. » Ce sont ces lettres, et elles étaient nombreuses, qui ont disparu dans l’auto-da-fé auquel les mains du vieux janséniste ont mis le feu. Ne croyez pas qu’il y ait là de notre part une simple conjecture : M. Gache faisait souvent allusion à ces lettres, et, dans sa rigidité quelque peu ténébreuse, il n’en parlait qu’avec répugnance. Si Fabre avait épousé la comtesse d’Albany, l’exécuteur (jamais ce mot ne fut plus juste), l’exécuteur testamentaire n’aurait-il pas publié avec joie les documens qui attestaient ce mariage ? Et ces lettres trop vives, trop passionnées, que sa conscience lui ordonna d’anéantir, justifiées dès lors par une affection légitime, n’eussent-elles pas trouvé grâce devant lui ? Ainsi nul doute sur ce point ; Mme d’Albany, entraînée par son instinct, avait obéi sans jactance, nous en sommes persuadé, sans nul esprit de révolte, mais aussi sans préoccupation de la loi morale, aux habitudes du monde et du temps où elle vivait, Le tumulte de la période révolutionnaire, la corruption du directoire, avaient aggravé ce relâchement des mœurs, déjà si général dans la société du XVIIIe siècle.