Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/803

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

verve, ce brio, cette fertilité d’argumens imprévus, cette manière vive et victorieuse de mener une discussion, ne sauraient lui appartenir. Ce n’est pas Fabre qui a soutenu si spirituellement la supériorité de la gloire littéraire sur la gloire des armes. J’entends ici distinctement la voix du jeune officier d’artillerie qui, frappé d’horreur au milieu de l’immense tuerie de Wagram, était retourné si vite à ses chères études sur la poésie antique[1]. Il fut convenu toutefois qu’il avait trouvé là des esprits dignes de l’entendre. Dix ans après, le 12 novembre 1822, au plus fort de ses batailles contre la restauration, lorsque le bruit de ses pamphlets effrayait sans doute la comtesse, il lui rappelait gaiement ces libres entretiens philosophiques en vue de Pausilippe et de Capri : « Vous n’avez point oublié, je pense, un helléniste qui eut l’honneur de vous accompagner avec M. Fabre dans votre voyage de Naples et se rappelle toujours avec un grand plaisir cette époque de sa vie. Vous ne savez pas, madame, que j’écrivis alors une relation de ce voyage et de toutes nos conversations, dans lesquelles nous n’avions point du tout l’air de nous ennuyer. »


XII

On devine sans peine quels sont les sentimens de Mme d’Albany pendant les deux années qui suivent. « Je suis à la fenêtre, écrivait-elle à Sismondi, et je regarde passer les événemens » A coup sûr, ce n’est pas d’un visage impassible qu’elle assiste à ce spectacle. Son calme philosophique, tant vanté par ses amis, disparaît pendant cette période. De Moscou à Leipzig et de Leipzig à Montmirail, chaque nouvelle du progrès de la coalition est saluée par elle d’un cri de joie. C’est le moment au contraire où le loyal Sismondi commence à se réconcilier, sous condition, avec le régime impérial, en haine des réactions insensées qu’il voit poindre. Le succès de la contre-révolution dans les cantons helvétiques lui inspire les alarmes les plus vives. Il s’indigne quand il voit le gouvernement fédéral, au mépris des traités, livrer passage à l’armée autrichienne. « J’aurais donné beaucoup de sang, écrit-il à la comtesse, pour rendre à ma patrie son antique et glorieuse liberté ; mais je n’aurais jamais consenti à l’acheter au prix de l’honneur de la Suisse. On ne peut

  1. Je trouve ce jugement confirmé dans l’excellent Essai d’Armand Carrel sur la vie et les œuvres de Courier : « Depuis lors depuis Wagram), son opinion sur les héros, sur la guerre, sur le génie des grands capitaines, a été ce qu’on la voit dans la Conversation chez la comtesse d’Albany. » Et dans un autre endroit de cette même notice : « Il n’est pas une page sortie de sa plume qui puisse être attribuée à un autre que lui. Idées, préjugés, vues, sentimens, tour, expression, dans ce qu’il a produit tout lui est propre. » J’ajoute que Fabre, si intéressant causeur qu’il pût être, ne se reconnaissait guère dans les brillans caprices du virtuose. « Il m’a fait beaucoup parler, » disait-il.