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attendre de bonnes choses que d’une bonne source. Une renaissance fondée sur une trahison ne trouvera de garantie dans aucun serment. » Il écrivait cela le 10 janvier 1814 ; le 17 mars, il complétait ainsi sa pensée :


« Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie commencé ! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au dénoûment. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées étrangères déposera l’empereur, il proclamera le roi avec ou sans conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu’on voudra bien lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées qu’elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n’être pas si prompt ; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l’enchantement. Tout est fini. Il ne s’agit plus que de savoir comment Bonaparte mourra : il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme, ou l’anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations du jour feraient espérer. Il n’y a qu’une bonne chance contre un millier de mauvaises. C’était une grande raison à tous ceux qui aiment la France pour ne pas vouloir que ce terrible de fût jeté ; il est en l’air, il ne reste plus à présent qu’à faire des vœux pour qu’il tombe bien. Sans doute l’intérêt bien entendu des coalisés serait encore aujourd’hui même d’accord avec celui de la France et de l’humanité ; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu’il sera écouté ? Quidquid délirant reges… et pourquoi finiraient-ils de délirer ?… Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité ; mais au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n’a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d’âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violens qu’ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l’effort dont il avait besoin et à la résistance qu’il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu’aucun usurpateur, mais même qu’aucun des rois les plus célèbres… »


Il paraît que cette juste horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et surtout cette impartialité d’historien, cet hommage au glorieux vaincu de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. à la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait pris un caractère passionné. Mme d’Albany ne pouvait comprendre qu’un ami de Mme de Staël pardonnât si facilement ; elle ne pouvait comprendre qu’on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et quand elle reprochait au grave historien son irréflexion,