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l’état de Paris, de la France, de l’Europe entière, tient naturellement une grande place dans ses préoccupations.


« Pise, 20 décembre 1815.

« Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté !… J’espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février ; alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise. La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en femmes la seule avec qui j’aime à causer. Il y a deux ou trois hommes d’esprit et de sens ; du reste, c’est une ignorance dans les nobles dont je ne me faisais pas l’idée. Vous dites avec raison qu’on est aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté est une chose négative, il ne s’y fait aucun mal quelconque ; mais où est l’émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes ? Je croirais avec vous que c’est un grand bonheur pour l’Europe que l’affranchissement de Bonaparte, et qu’un peu de bêtise, dont on est assez généralement menacé, vaut mieux que la tyrannie ; mais la France, la France, dans quel état elle est ! Et quelle bizarre idée de lui donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce pauvre bon roi qu’on lui fait prendre tous les moyens de se faire aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent avec les Bourbons, quoiqu’ils en soient à beaucoup d’égards très affligés ! J’ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux débarquement de Bonaparte m’est arrivée : « S’il triomphe, c’en est fait de toute liberté en France ; s’il est battu, c’en est fait de toute indépendance. » N’avais-je pas raison ? Et ce débarquement, à qui s’en prendre ? Se pouvait-il que l’armée tirât sur un général qui l’avait menée vingt années à la victoire ? Pourquoi l’exposer à cette situation ? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu’on lui a fait commettre ? J’aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814 qu’en 1815 ; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après Waterloo c’en était fait. Voilà ma pensée tout entière… Ai-je raison ? C’est à votre noble impartialité que j’en appelle. J’aurai beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Lucchesini, mais rien n’égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects.

« N. DE STAËL. »


Au milieu des sentimens contradictoires dont ces lettres sont remplies, ce qui domine, on le voit bien, c’est la crainte d’une réaction ténébreuse. Mme de Staël écrivait l’année suivante, et toujours dans nos lettres inédites : « Croiriez-vous que Paris ne me plaît pas ? On m’y traite avec beaucoup de bienveillance, j’y vois beaucoup de monde ; mais quelque chose pèse sur l’air qu’on ne peut supporter. » Pour qu’elle parlât ainsi, la Parisienne enthousiaste, pour qu’elle trouvât si lourde en 1816 cette atmosphère où elle eût été si heureuse de vivre en 1810, il fallait bien que le mal fut profond. Je suppose que Mme d’Albany, étonnée de ces symptômes, interrogeait ses autres correspondans de France sur la situation des esprits,