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époque, semblait être complètement sous l’influence de son ami ; en réalité, sa pensée suivait déjà une voie indépendante. Schelling quitta bientôt Iéna pour Wurzbourg, et dès lors Hegel fit plus que s’affranchir : une réaction s’opéra en lui contre les doctrines qu’il avait un moment adoptées, et il se trouva, en fin de compte, que les deux collaborateurs étaient des rivaux et les deux philosophies des systèmes opposés. Depuis ce moment, Hegel ne cesse plus de développer les idées qu’il a entrevues et esquissées à Francfort. Ses vues se précisent et se complètent. Débarrassé de la concurrence que lui faisait son brillant collègue et des soins du Journal critique, il s’attache à l’enseignement avec plus de zèle ; il est nommé professeur extraordinaire, il prépare l’impression de son premier ouvrage. Sur ces entrefaites, les événemens de 1806 fondent sur l’Allemagne. Il faut avouer que le moment était mal choisi pour la publication d’une Phénoménologie de l’Esprit humain : Austerlitz avait jeté l’Autriche aux pieds de Napoléon ; le vainqueur, dans une seconde campagne, allait, selon l’expression de Joseph de Maistre, écraser la Prusse comme une citrouille. Tout cela n’empêche pas Hegel de poursuivre la formule métaphysique des développemens de l’humanité. La guerre se rapproche, les armées manœuvrent autour d’Iéna : le penseur n’a pas l’air de s’en apercevoir ; il est occupé à envoyer les dernières feuilles de son livre à l’imprimeur, et ses lettres expriment plus de craintes sur le sort de son manuscrit que sur celui de la patrie allemande. Il y a plus : quand il fait allusion aux événemens qui s’accomplissent sous ses yeux, c’est pour exprimer l’admiration que lui inspire le général français. Il a vu l’empereur. « Cela fait une singulière impression, écrit-il, de voir un pareil homme, qui là, sur un point donné, à cheval, plane sur le monde et le domine. » Il explique les succès des Français par la supériorité de l’intelligence sur la sottise et la barbarie. Il ajoute que tout le monde fait des vœux pour eux. Ce dernier trait jette du jour, sur la situation. M. Haym, en reprochant amèrement ces paroles à Hegel, à commis un anachronisme : il a confondu 1806 avec 1815 ou 1860. Le patriotisme allemand, tel qu’il est compris aujourd’hui, n’était pas encore né alors : c’est Napoléon lui-même qui l’a évoqué à force d’oppression et d’insultes. On pouvait, à l’époque de la bataille d’Iéna, pardonner à un Souabe de ne pas se regarder comme solidaire de la Prusse et de la politique berlinoise.

Le séjour d’Iéna et la publication de la Phénoménologie marquent la première période de la philosophie de Hegel. La seconde embrasse les dix années suivantes, et nous fait assister à l’épanouissement du système ; mais les événemens laissaient toujours moins