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cosmologie, en nous apprenant que la terre n’est pas le centre du système dont elle fait partie. La personnalité, au lieu d’être le centre du monde intellectuel et moral, en devenait un élément subordonné. La ressemblance ne s’arrêtait pas là. De même que, pour comprendre l’astronomie moderne, il faut surmonter le témoignage trompeur des sens et croire au mouvement de la terre malgré son immobilité apparente, de même Spinoza s’efforçait de nous élever au-dessus du sentiment opiniâtre qui fait que nous croyons à la forme personnelle de la vie comme à la réalité par excellence.

Ne nous y trompons pas cependant : l’hypothèse de Spinoza est moins étrange qu’elle ne paraît d’abord. Le philosophe en effet ne croit pas seulement à des lois de la nature, il croit que la nature est tout entière soumise à des lois. Ces lois, qui correspondent à celles de notre intelligence, puisque autrement nous ne les saisirions pas comme lois et n’y verrions que des accidens, cet enchaînement de causes et d’effets, cette nécessité qui régit la nature constitue ce qu’on pourrait appeler l’intelligence de celle-ci. La nature devient ainsi en quelque sorte un esprit qui n’a pas la conscience de soi, comme l’esprit à son tour est une nature qui est douée de conscience. Il n’y a plus ; comme on se le représente vulgairement, une opposition radicale entre la nature et l’homme, mais plutôt un rapport véritable et des propriétés communes. Eh bien ! il faut aller plus loin. Si la nature est intelligente, si l’homme se reconnaît en elle, c’est que la nature et l’homme ne font qu’un. Ce sont deux formes d’une même substance, deux manifestations d’un même principe ; la nature, pour me servir d’une expression que j’ai déjà employée, a deux manières d’être, la matière et l’esprit : disons mieux, l’esprit se révèle sous deux modes, l’un conscient, l’autre inconscient. On va voir cette idée envahir la science et y jouer un rôle considérable.

Spinoza resta d’abord incompris et isolé. Sa postérité est toute posthume. Elle n’est venue au jour que dans ce siècle, Ses cendres semblaient depuis longtemps refroidies, lorsque Schelling et Hegel en sortirent. Je ne sais cependant si ces philosophes n’ont pas encore été plus directement suscités par les excès du subjectivisme. Un insurmontable instinct devait se révolter contre une théorie qui tenait si peu compte du témoignage des sens. Le monde était dépouillé, désenchanté, — l’homme restait nu et solitaire au milieu d’un univers qui n’avait plus que l’apparence. La nature, ses mystères, ses merveilles avaient disparu. L’art et la religion, réduits à un pur sentiment, s’étaient dévorés eux-mêmes, car tel est leur caractère que, jaillissant des profondeurs de la personnalité humaine, l’un et l’autre supposent cependant un objet déterminé sans lequel ils ne sont plus. L’art et la religion sont condamnés à se rapprocher