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Mais Hegel n’en est pas resté là ; il ne s’est pas contenté d’établir la loi de la contradiction ; la contradiction dont il parle est le principe d’un mouvement, et ce mouvement n’est pas seulement l’évolution des choses, il en est le fond. C’est dire que rien n’existe, ou que l’existence est un simple devenir. La chose, le fait, n’ont qu’une réalité fugitive, une réalité qui consiste dans leur disparition aussi bien que dans leur apparition, une réalité qui se produit pour être niée aussitôt qu’affirmée. Tout n’est que relatif, disions-nous tout à l’heure ; il faut ajouter maintenant : tout n’est que relation. Vérité importune pour l’homme qui, dans le fatal courant où il est plongé, voudrait trouver un point fixe, s’arrêter un instant, se faire illusion sur la vanité des choses ! Vérité féconde pour la science, qui lui doit une intelligence nouvelle de la réalité, une intuition infiniment plus pénétrante du jeu des forces qui composent le monde. C’est ce principe qui a fait de l’histoire une science et de toutes les sciences une histoire. C’est en vertu de ce principe qu’il n’y a plus de philosophie, mais des philosophies qui se succèdent, qui se complètent en se succédant, et dont chacune représente, avec un élément du vrai, une phase du développement de la pensée universelle. Ainsi la science s’organise elle-même et porte en soi sa critique. La classification rationnelle des systèmes est leur succession, et le seul jugement équitable et utile qu’on puisse passer sur eux est celui qu’ils passent sur eux-mêmes en se transformant. Le vrai n’est plus vrai en soi. Ce n’est plus une quantité fixe qu’il s’agit de dégager, un objet rond ou carré qu’on puisse tenir dans la main. Le vrai, le beau, le juste même se font perpétuellement ; ils sont à jamais en train de se constituer, parce qu’ils ne sont autre chose que l’esprit humain, qui, en se déployant, se retrouve et se reconnaît.

L’hégélianisme a pu sans doute, dans l’enivrement qui accompagne les grandes conquêtes de la pensée, s’imaginer qu’il était le dernier mot de la science ; mais il a été soumis comme tout le reste aux lois générales qu’il a le mérite d’avoir reconnues. S’il reste un grand fait ; s’il convient de le considérer comme l’un des efforts les plus extraordinaires de l’esprit de l’homme, il n’en portait pas moins en soi ce germe de contradiction qui se développe au sein de tout ce qui est pour le transformer en le détruisant. Il a été entraîné, comme tout le reste, dans le vaste courant dont il a réussi à mesurer la force et à déterminer la direction. Les pensées élevées ou profondes que nous lui devons, c’est en périssant comme système qu’il les a dégagées et nous les a livrées. De toute sa laborieuse construction du monde, que reste-t-il ? Deux ou trois idées que l’humanité s’est appropriées. Eh quoi ! n’est-ce pas assez pour la gloire d’un philosophe, pour celle du pays et du siècle qui l’ont vu naître ?


EDMOND SCHERER.