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Nantes, excitait à peine la froide curiosité d’un peuple trop sensé pour ne pas pénétrer l’égoïsme de ces conspirations mesquines, trop honnête pour n’en pas mépriser les auteurs. Dans cette crise aussi périlleuse par ses effets que frivole par ses motifs, la Bretagne, ferme dans son obéissance, devint comme la colonne de la monarchie ébranlée. Sans se montrer à la cour du roi de France, sa noblesse peupla les armées, rentrant presque toujours sans récompense dans les manoirs paternels, d’où elle était sortie sans ambition. La population du littoral breton dota le royaume d’une marine qu’elle marqua du sceau même de son génie, de cette énergie contenue qui se rencontre au cœur de tous les marins de l’Armorique depuis Primauguet[1], communiquant à l’ennemi l’incendie qui le dévoré, jusqu’au modeste Bisson, ensevelissant au sein des flots un héroïsme qu’il croit ignoré. La province qui donnait Brest à la France donnait Descartes à la philosophie[2], introduisant simultanément dans la vie politique et dans la vie intellectuelle de ce pays un élément dont l’influence pourrait être mesurée avec une sorte de précision mathématique depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.

Cependant on touchait à une époque où la Bretagne, si éclatante qu’eût été sa fidélité sous la ligue et sous la fronde, apparut comme une pierre de scandale au milieu d’une grande monarchie façonnée à l’unité de l’action administrative. Les précédens historiques et les titres particuliers que Richelieu lui-même avait respectés furent ou méconnus ou dédaignés par Colbert, Le Tellier, Boucherat, Chamillart, qui, ne distinguant guère la situation de la Bretagne de celle de la Champagne ou de la Normandie, engagèrent, de la meilleure foi du monde, contre cette grande province une lutte qui prépara pour la France les orages du siècle suivant.

La Bretagne n’avait pas été plus insensible que les autres provinces du royaume au prestige exercé par Louis XIV dès les premières années de son règne. Devant les miracles de cette fortune, elle cessa d’invoquer ses droits, et parut durant un demi-siècle avoir oublié ses plus chères traditions. Le sentiment de la résistance à l’arbitraire, qui fit une si terrible explosion dans l’insurrection populaire de 1675, et qui se réveilla sous la régence avec tant de force au

  1. Le véritable nom du commandant de la Cordelière, grande nef construite à Morlaix en 1506, est Hervé de Portzmoguer. L’orthographe en a été défigurée par Alain Bouchart, et depuis par ses copistes, d’Argentré et dom Lobineau.
  2. On sait que le père de Descartes était conseiller au parlement de Rennes, et que si Jeanne Brochart, sa mère, alla faire ses couches en Touraine, ce fut afin de mettre l’enfant qu’elle portait dans son sein en mesure d’acquérir l’une de ces douze charges dites françaises ajoutées par Henri II au parlement de Bretagne, et qui jusqu’à 1789 ont toujours été achetées à un prix fort inférieur à celui des charges bretonnes. — Voyez De la Porte, Recherches sur la Bretagne, t. Ier, p. 433.