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qui procède beaucoup comme la nature, par la lenteur, le loisir, par la concentration de toutes les forces et de toutes les énergies de l’être sur un germe qu’il s’agit d’échauffer et de faire épanouir. Une graine est jetée dans la solitude, et aussitôt toutes les forces naturelles voisines se réunissent et se concentrent sur cet atome infinitésimal ; les lourdes pluies l’enfoncent dans le sol, la terre l’échauffe de sa chaleur et le nourrit de ses sucs, la neige et les herbes le protègent contre le froid, et enfin un chêne ou un hêtre sort un jour de cet atome égaré. Le même phénomène se passe chez l’artiste ou le poète : toutes les forces morales et physiques, sensations, idées, sentimens, se réunissent en lui pour aider à l’épanouissement des germes de beauté qu’il a reçus, toutes sont subordonnées à ce rôle ; mais si au lieu de se concentrer pour concourir à cette œuvre d’incubation et de gestation morales, elles se succèdent isolément, elles n’engendrent pas la beauté, et passent sur l’âme en la laissant heureuse de voluptés divines, mais stériles. L’âme ainsi touchée aura vécu et compris la vie, elle ne l’aura pas créée. Et voilà pourquoi, dans des conditions en apparence plus favorables que celles qu’ont jamais connues nos devanciers, avec notre susceptibilité d’imagination, notre multiplicité d’idées, notre puissance passive de sentir, nous ne créons pas : il nous manque la force de concentration, la passion dominante qui fond au foyer de son ardeur tous les élémens apportés dans l’âme, et qui les fait tous concourir à l’accomplissement de son œuvre. C’est ainsi que de nos qualités mêmes naissent nos misères, et que de notre richesse d’idées naît notre indigence littéraire.

Ce n’est pas la seule cause de notre décadence ; il y en a une plus générale, plus fatale encore, et qu’on ne peut reprocher à aucun de nos contemporains : c’est l’atmosphère morale que nous traversons forcément, bon gré, mal gré, et à laquelle il faut nous résigner, absolument comme on se résigne à une année pluvieuse ou à un été trop orageux. Il n’est pas toujours juste de reprocher aux auteurs contemporains la décadence littéraire qui frappe tous les yeux ; ils pourraient souvent répondre qu’il serait beaucoup plus sensé d’adresser à la Providence les plaintes et les reproches dont on les accable, car enfin ils ne sont coupables, à prendre les choses au pire, que d’être de mauvais ou de médiocres auteurs ; mais ce n’est pas leur faute si notre époque manque d’hommes de génie. Si nous n’avons ni un Corneille ni un Molière, il ne faut pas s’en prendre à tel dramaturge et à tel vaudevilliste ; vraiment ils n’y peuvent rien. Cependant on crie à la décadence dès qu’on prononce leur nom, comme s’ils étaient coupables de l’avoir créée. Cette puissante manière de raisonner rappelle tout à fait l’aimable logique des populations