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il faut par exemple que les forces de la vie aient été soulevées chez un peuple, et que l’âme de toute une génération ait tressailli jusque dans ses profondeurs, sous le coup de quelque grande doctrine ou de quelque grande émotion. Alors l’âme, élevée pour ainsi dire hors d’elle-même par cette commotion anomale qu’elle est provoquée à raconter, trouve des accens extraordinaires, car elle est dans une condition que l’on peut appeler musicale, et la poésie devient en conséquence le langage naturel de la condition d’existence qu’elle subit ; tout autre langage serait excentrique et contraire à la nature. D’autres fois cette littérature est l’expression et le résumé de toute la civilisation d’un long passé, et non plus, comme dans le cas précédent, le cri mélodieux d’une génération particulière ou l’expression d’une certaine période de la vie nationale. Pareille à la fleur légendaire qui ne s’épanouit que tous les siècles, on voit cette plante éblouissante sortir du sol lorsque les énergies silencieusement actives d’innombrables générations ont accompli leur sourd labeur. Mille agens ont travaillé à sa formation, mille élémens sont entrés dans sa composition, et cependant nul œil n’a rien surpris de ce travail latent. Voici les deux cas dans lesquels les littératures d’imagination peuvent se produire ; mais, dans l’un et l’autre cas, leur existence est toujours aussi courte qu’elle est brillante. Dans le premier cas, elles ne survivent pas aux passions qui leur ont donné naissance, et s’éteignent presque en même temps que les générations dont elles ont exprimé la vie ; dans le second, elles passent comme passent toutes les choses qui, devant leur existence à une combinaison d’élémens divers et contraires, sont réductibles par la mort à ces élémens. Comptez combien sont rares chez les divers peuples les époques qui ont eu une littérature d’imagination, et combien rapide a été la vie de cette littérature ! L’Espagne de Philippe II à la mort de Philippe III, l’Angleterre pendant le règne d’Elisabeth, la France sous Louis XIV ont eu des littératures d’imagination. En dehors de ces époques privilégiées, il peut y avoir des individualités brillantes et même des talens de premier ordre ; mais il n’y a plus de ces ensembles majestueux qui imposent l’admiration : il y a des mélodies isolées, mais il n’y a plus de symphonie générale. Or nous ne sommes dans aucune de ces deux conditions. La littérature ne peut exprimer notre existence passée, car nous n’avons pas vécu, et nous sommes à peine nés d’hier. La France est un vieux pays, mais la société française moderne est très jeune ; elle date de soixante-dix ans à peine. Quand nos enfans auront marché sur nos traces pendant un assez grand nombre de siècles, quand ils auront accumulé, dans le cours du temps, assez de crimes et d’actes d’héroïsme, assez de lâchetés et de vertus, quand ils auront versé des larmes par torrens et arrosé la terre d’une assez grande abondance de sang, alors cette fleur si rare