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la philosophie et l’esthétique, et il en a la science de main, ce qu’en langage de peintre on appelle le métier. Malheureusement cette connaissance, trop exacte et trop technique, détruit chez le lecteur l’effet fantastique de ses contes. Même dans les plus terribles, la terreur n’est jamais bien forte, parce que le lecteur se rend un compte trop exact des dispositions morales des personnages, et que l’auteur nous prémunit lui-même contre les illusions que nous pourrions éprouver par sa préoccupation de rester étroitement fidèle au genre qu’il a choisi. Il sépare trop son sujet, quel qu’il soit, du milieu ordinaire de la vie, il le circonscrit trop strictement et le fait trop sortir de la nature générale. On croirait voir un sorcier traçant autour de nous à la craie blanche le cercle magique dans lequel il veut nous enfermer. Or le cercle magique n’aura tout son pouvoir sur nous qu’à la condition que nous ne le verrons pas tracer ; dans le cas contraire, nous refuserons d’y entrer, et nous nous arrêterons sur le bord, assistant en curieux au spectacle magique auquel nous devions être mêlés. Tel est l’écueil contre lequel a donné M. Erckmann-Chatrian. Il a voulu trop fortement ou plutôt trop étroitement la vérité fantastique, la vérité propre à un genre particulier de littérature. L’effet poétique est détruit par cette vérité trop spéciale ; nous savons trop que le terrain sur lequel nous marchons est un terrain à part. Aussi ses récits sont-ils plutôt des analyses psychologiques et une esthétique dramatisée du genre fantastique que des contes fantastiques véritables. On voit comment les facultés fonctionnent, lorsque l’âme est placée dans certaines conditions, plutôt que le résultat même de ces fonctions, ce qui poétiquement était l’essentiel.

Nous avons surtout dans ces contes la matière et la substance du fantastique, matière non pas inerte, mais à l’état de fusion, d’essais, d’expériences poétiques. Quelques-unes de ces expériences sont très curieuses ; ce ne sont pourtant que des expériences. En général ces contes sont plutôt remarquables par la pensée que par l’exécution ; l’exécution est adroite, ingénieuse souvent, mais elle manque de puissance. M. Erckmann-Chatrian ne manque pas d’idées, il en a, et de jolies ; mais il semble ignorer l’art de les développer. Qu’il n’entende pas nos paroles dans un mauvais sens et qu’il ne croie pas que nous reprochions à ses contes leur peu d’étendue ; le développement d’une idée ne tient pas au nombre de pages qu’il occupe. Les récits de M. Mérimée ne sont pas plus longs d’ordinaire que la plupart des contes de M. Erckmann-Chatrian, et cependant les idées qu’ils contiennent sont entièrement développées, et laissent la curiosité du lecteur complètement satisfaite. Après avoir lu un conte de M. Chatrian, au contraire, on aurait envie de dire à l’auteur : « Eh bien, et après ? Est-ce que nous allons en rester là ? » ou encore : « Votre idée est jolie, il ne vous reste plus qu’à faire le