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large aux sensations, et ne tient pas assez compte des forces morales. Avec cette esthétique, on peut expliquer bien des œuvres et bien des hommes, même des plus grands, un Byron par exemple ; mais il en est qu’on n’expliquera jamais, ou qu’on n’expliquera qu’imparfaitement, un Shakspeare, un Corneille, un Goethe.

Encore un mot. J’ai reproché à M. Erckmann-Chatrian de ne pas développer ses idées ; mais je ne sais vraiment s’il fera bien d’entendre mon reproche. Il ne réussit que dans les esquisses courtes et rapides, les longs récits semblent lui être interdits, si j’en juge par un conte d’une étendue considérable, Hugues le Loup, qui remplit presque à lui seul le volume des Contes de la Montagne. On dirait une de ces fragiles œuvres de verre, qui s’est brisée en mille fragmens, et en fragmens si petits qu’on ne peut parvenir, même en les réunissant et en les combinant de toutes les façons, à reconstruire la forme de l’objet primitif. C’est un récit composé de détails qui ne se rejoignent pas et ne se répondent pas les uns aux autres, et que l’auteur combine avec une volonté vague et une main incertaine, comme s’il n’était pas bien sûr de son intention. Dans ce récit, la pensée de M. Chatrian est demeurée aussi ténébreuse que ces obscurités de la nature et ces affections héréditaires qu’il a voulu nous expliquer. Je ferai toutefois une exception pour la première œuvre de l’auteur, qui est aussi la plus étendue, l’Illustre docteur Mattheus. L’idée en est nette, le plan assez bien conçu ; mais l’exécution du récit est bien inférieure à ce qu’elle pouvait être. Tombant dans l’esprit d’un homme de génie, cette idée pouvait contenir le germe d’une grande conception poétique, comme le Don Quichotte. C’est le Don Quichotte du xixe siècle en effet que ce type de l’idéaliste allemand, qui part un beau jour pour réformer la science et prêcher aux hommes la vérité, et qui revient après avoir couru mille périls et sans avoir eu l’occasion de se faire écouter de personne. Les germes de grandes conceptions ne manquent pas dans notre temps, et ce récit en est un exemple ; mais ils se perdent ou avortent faute d’hommes de génie qui les recueillent et les fassent éclore.

Notre moisson est terminée ; elle est maigre, direz-vous, et pourtant c’est tout ce que nous avons pu butiner à travers une vingtaine de volumes ; c’est tout ce que nous avons cru digne d’être présenté au lecteur et recommandé à son attention, car ces œuvres sont à peu près les seules qui offrent sous une forme acceptable et d’une manière saillante les qualités et les défauts épars dans toutes les autres, et dans lesquelles résonne d’une manière distincte cette note d’exactitude réaliste qui n’est ailleurs qu’à l’état de vague murmure et de sourd bruissement.

Émile Montégut.