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témoignages d’une puissante végétation ; toutefois la plupart ont été étêtés à 3, 4 ou 5 mètres du sol, et ne produisent plus que des branches mises en coupe réglée. Ces arbres à la tête ronde et feuillue, se touchant presque tous, sont rangés en longues files tortueuses dans les haies irrégulières qui séparent les champs et les prairies. Dans les endroits où l’ombrage des arbres a empêché la croissance des haies vives, les troncs ont été percés, avec une tarière, de trous où l’on engage les extrémités des grosses branches qui forment la charpente des palissades destinées à remplacer les buissons. La grandeur moyenne des enclos ne dépassant pas deux hectares, les haies semblent se toucher, et la vue ne s’étend qu’à quelques centaines de mètres. La campagne présente ainsi l’image d’une vaste forêt. Il faut gravir une des hautes collines du pays pour distinguer l’ensemble des diverses cultures comprises entre ces haies. Aussi le Bocage n’est-il pas une contrée qui livre facilement ses secrets à l’observation du voyageur qui la traverse, même dans les momens où la végétation est le plus luxuriante. Il n’y rencontrera pas de ces vastes plaines où d’un regard on peut embrasser la variété et l’abondance des récoltes ; il ne traversera pas une de ces grandes rivières dont la large vallée laisse voir au milieu de grasses prairies tous les troupeaux d’alentour.

Qu’un agriculteur étranger au pays parcoure le Bocage au mois de juillet par exemple ; à cette époque, les moissons couvrent la terre, et les prés fauchés sont livrés à la pâture. Dans la bande étroite qu’il pourra examiner à droite et à gauche de la route se dérouleront successivement, des champs couverts de riches fromens, d’avoines bien fournies ; mais au milieu des épis jaunissans il découvrira d’énormes et bizarres entassemens de rochers de granit : dans quelques champs, ce sera comme un semis de roches isolées dépassant de quelques pieds la tête des épis. Il pensera tout d’abord que ces récoltes sont le prix d’un labeur opiniâtre, que pour fouiller le sol au milieu de ces rudes obstacles il a fallu dépenser bien du temps, bien de la fatigue, et qu’en somme le bénéfice n’est peut-être pas très considérable. Les labourages qu’il verra exécuter sur son chemin pour les plantations de racines destinées à la nourriture des bestiaux le confirmeront dans la pensée que cette terre ne donne ses fruits qu’à regret. La charrue avance péniblement, tirée par six et huit bœufs le plus souvent ; le toucheur aiguillonne vivement ses bêtes, chante une étrange modulation pour les exciter ; l’essieu de l’avant-train grince lamentablement. Le laboureur n’est pas seulement attentif à maintenir droite sa charrue ; il lui faut tourner adroitement les obstacles ; s’il rencontre la pointe d’un rocher que lui dérobait une mince couche de terre, il lui faut, tout en criant pour faire arrêter l’attelage, jeter promptement la charrue sur le côté, peser sur les mancherons pour relever le soc qui heurterait la pierre ; sinon, la charrue se briserait aussitôt sous l’effort puissant des bœufs. C’est un curieux spectacle que celui d’une terre depuis longtemps en friche fouillée par une de ces fortes charrues Dombasle que l’intelligence de quelques propriétaires