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égoïste on peut se prendre à regretter qu’à une époque prochaine beaucoup de ces chemins étroits et ombragés doivent être convertis en chaussées empierrées, larges de 6 mètres, bordées de fossés bien entretenus et découverts pour y laisser librement agir le vent et le soleil. Ces clairs ruisseaux qui traversent les chemins à fleur de terre disparaîtront emprisonnés dans les aqueducs. Il faut bien que de nos jours la beauté inculte fasse place à la beauté cultivée. Malgré les grandes routes qui ont percé et divisé la Gâtine, il serait impossible au cultivateur de faire arriver sur les marchés, autrement qu’à grands frais, ses riches produits, s’il n’avait dans le bœuf, sinon le plus robuste, du moins le plus sûr et le plus patient animal de trait qui soit au monde. Le bœuf se rebute rarement dans ces affreux chemins, et il étonne par l’adresse dont il fait preuve au milieu des rochers et de toutes les difficultés du terrain. Souvent un fermier ne possède pas le nombre de bœufs nécessaire pour transporter certains chargemens, surtout l’hiver ; mais les paysans du Bocage sont toujours prêts à s’entr’aider, et la ferme la plus voisine fournit au conducteur embourbé tout le secours dont elle peut disposer. J’ai vu atteler à une charrette jusqu’à sept paires de bœufs, et la puissance de traction n’avoir d’autre limite que la résistance des chaînes qui relient ensemble tout l’attelage. Ce mauvais état des chemins témoigne de l’impossibilité qu’il y avait jadis à ce que l’agriculture fît des progrès dans le Bocage. Les cultivateurs produisaient à peine en seigle ce qui était nécessaire à la consommation du pays ; l’excédant de production se reportait sur le bétail. Les longues jachères étaient en honneur, et sur les sillons abandonnés on laissait pousser le genêt, qui croît spontanément dans cette terre. Couvert dès la première année d’une herbe haute et serrée, le sol donnait en même temps une pâture abondante, mais qui était bien loin de valoir les récoltes de plantes sarclées. Le genêt, éclairci de temps en temps et arraché à la fin de la septième année ou même plus tard, était vendu à bas prix et consommé dans le pays ; ce qui ne se vendait pas était étendu sur toute la surface du champ, et, brûlé sur place avant les labourages, laissait une mince couche de cendres fertilisantes. Dans ce temps-là, les terres étaient généralement affermées à moitié fruits ; toute redevance fixe était très modique. Les propriétaires ne cultivaient pas eux-mêmes leurs domaines ; aujourd’hui encore c’est l’exception. Aussi les fermiers et les métayers avaient leur vie assurée au prix d’un faible travail. Ne voyant rien de mieux à faire que ce qu’avaient fait leurs ancêtres, n’apercevant aucun avantage à produire en plus grande quantité, puisque leurs produits étaient peu demandés, ils cultivaient une petite partie seulement des terres affermées et vivaient mal, mais sans souci de l’avenir. Les travaux étaient peu multipliés ; l’hiver était pour les hommes comme pour la nature un temps de repos. Les anciens du pays, les femmes âgées surtout, regrettent ce bon vieux temps où chaque soir d’hiver on se réunissait joyeusement, tantôt dans une métairie, tantôt dans une autre. Après le souper, tout le monde s’en allait au travers des bourbiers, à la lueur d’une lanterne, jusqu’au lieu de réunion.