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s’asseoir chaque jour à la table de son maître. Elle remarquait avec un chagrin jaloux que, depuis l’arrivée des deux étrangers, Hopwell n’était plus le même, Cet homme qu’elle avait connu violent, passionné, dominé par des instincts fantasques et parfois sauvages, devenait chaque jour plus sérieux et plus calme. Les accès de spleen auxquels il était sujet, et qu’il combattait trop souvent avec le rhum et le whisky, avaient fait place à des accès d’une mélancolie profonde, mais douce et résignée. Ses pensées ne suivaient donc plus leur cours habituel. Une résolution inattendue germait sans doute dans cet esprit tourmenté par le vent des passions et qui cherchait à s’apaiser. Tout changement dans la manière de vivre de Hopwell semblait à Cora un malheur irréparable, et qui eût bouleversé son existence. Aussi frémissait-elle à l’idée de voir son maître s’arracher brusquement aux solitudes paisible, dont elle partageait avec lui le charme mystérieux.

Les paroles prononcées par Hopwell allèrent donc droit au cœur de la mulâtresse. Lorsque le Cachupin et sa femme se furent retirés, elle s’approcha de son maître, et, comprimant à grand’peine l’émotion qui la dominait : — Maître, demanda-t-elle, pourquoi ne les laissez-vous pas partir ?

— Tu le sauras quand il en sera temps, répondit Hopwell.

— Vous ne voulez donc plus rien me dire ? La pauvre Cora a donc perdu toute la confiance de son maître ?…

Hopwell, sans rien répondre, se promenait de long en large sur la galerie ; il était pâle et agité.

— Ah ! cher maître, reprit Cora, vous avez du chagrin ! vous souffrez !… Depuis que ces gens-là sont ici, on ne vous reconnaît plus… Il est temps qu’ils s’en aillent, pour vous aussi bien que pour moi…

Un geste d’impatience qui échappa à Hopwell fut toute la réponse qu’obtint Cora.

— Ils sont établis ici comme chez eux, continua la mulâtresse ; la señora avec ses manières affectées, va et vient à travers l’habitation ni plus ni moins que si elle y était la maîtresse… Des gens de rien, qui ne possèdent pas un pouce de terrain et qui vous regardent avec des airs de grands seigneurs !…

— Tais-toi, Cora, dit Hopwell.

— Et vous êtes pour eux aux petits soins, reprit Cora, de plus en plus animée ; vous, maître, vous devant qui tout le monde tremblait à bord de la goëlette, vous serez à genoux bientôt devant ce Cachupin et devant sa femme.

Hopwell s’arrêta et lança sur la mulâtresse des regards courroucés. — Tenez, maître, s’écria celle-ci, voici votre cravache, frappez-moi, frappez la pauvre Cora…

D’une main rapide, Hopwell avait saisi la cravache et il la tenait soulevée,