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arbres. Partout s’allongeait sous ses yeux la solitude, pleine de charmes pour qui la vient chercher comme but de promenade, mais pleine d’épouvante pour celui qui s’y enfonce sans en pouvoir sortir. Pendant plusieurs heures, le Cachupin erra ainsi à l’aventure ; la fatigue l’accablait, et l’humidité de ses vêtemens collés sur sa peau lui causait une sensation de froid insupportable. Forcé de faire halte, il s’assit au soleil dans une clairière et prêta une oreille attentive aux mille bruits de la forêt. À travers les cris des oiseaux et le murmure du vent, il crut distinguer la voix sonore d’un coq, indice certain d’une habitation humaine. Il faut avoir souffert la faim et la soif dans un désert pour comprendre l’émotion que cause au voyageur abandonné ce cri éclatant et joyeux ! C’était pour le Cachupin une voix amie qui lui disait de reprendre courage ; il l’entendit et se mit à marcher d’un pas moins incertain. Bientôt se montra à lui une maison, de pauvre apparence, habitée par une famille de petits blancs. La fièvre régnait dans cette demeure isolée ; on y accueillit pourtant avec cordialité le Cachupin, dont l’état inspirait la pitié, et on pratiqua envers lui les devoirs sacrés de l’hospitalité antique. Cependant après la chute de don Pepo le steamer avait continué sa course, et les passagers, profondément endormis, ne se doutaient pas qu’une branche d’arbre un peu trop inclinée sur l’eau venait d’enlever un de leurs compagnons. Quand le soleil s’éleva sur l’horizon, Hopwell fit tranquillement sa toilette et monta sur le pont. Doña Jacinta y parut bientôt, et, surprise de ne pas voir son mari, elle demanda à Hopwell : — Où donc est Pepo ?

— Je suppose qu’il dort encore, señora ; il était près de minuit quand je l’ai quitte, et il ne semblait pas disposé à descendre.

Parlant ainsi, Hopwell alla dans la grande chambre et examina les unes après les autres les couchettes où reposaient encore quelques passagers. Celle du Cachupin était vide ; Hopwell revint seul sur le pont : — Je ne l’ai pas trouvé, señora, peut-être est-il allé allumer une cigarette dans la machine.

Jésus ! s’écria doña Jacinta ; Pepo, Pepo, où es-tu ?

Elle se mit à le chercher de tous les côtés, parmi les chauffeurs, et jusque dans la cale. Aucune voix ne répondait à son appel ; elle ne voyait que des visages indifférens et surpris, noirs, jaunes et blancs.

— O mon Dieu, dit-elle tout à coup en se laissant tomber sur un banc, cette nuit j’ai entendu un cri, — oh ! oui, je me le rappelle maintenant, — un cri navrant, un cri de détresse… C’était sa voix, c’était Pepo qui demandait du secours !… Et je me suis rendormie, croyant avoir rêvé !… Capitaine,… où est le capitaine ?… Monsieur Hopwell, appelez-le, s’il vous plaît… Il faut que nous retournions en arrière, que nous retrouvions mon mari !…