Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prendre que l’exemple le plus rapproché de nous, le XVIIIe siècle, qui avait le droit de se dire si riche, ne connut jamais tous ses trésors, et il était déjà enseveli par la révolution française lorsque quelques-uns de ses plus charmans joyaux furent découverts et exposés à l’admiration et à la critique d’une nouvelle génération. Diderot avait rempli le XVIIIe siècle du bruit de son nom et de son éloquence, et pourtant ses contemporains le connaissaient moins complètement que nous ne le connaissons aujourd’hui. Le XVIIIe siècle ne connaissait que le philosophe, le propagandiste, le directeur de l’Encyclopédie ; il ignorait, ou à peu près, l’artiste et le penseur. Ce n’est qu’assez tard sous l’empire qu’un second Diderot nous arriva par la Russie et l’Allemagne, après avoir eu l’honneur de fixer l’attention et d’exciter la surprise admirative du grand Goethe : ce second Diderot, le Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste, est le seul qui nous soit familier aujourd’hui, et dont nous ayons encore souci. Le XVIIIe siècle ne connut que les personnes de Mme d’Épinay et de Mlle Lespinasse ; il ignora les jolis mémoires où la première nous raconte si ingénument et si naïvement les mœurs faciles de son temps, cette corruption aimable, inconsciente d’elle-même, qui caractérise la société au milieu de laquelle elle vécut, et ces lettres passionnées qui ont révélé dans la seconde une rivale de la religieuse portugaise et de Sapho, et qui, sous leur forme fiévreuse et hâtive, méritent de rester comme d’immortels documens justificatifs de la vérité des passions que les poètes ont exprimées dans leurs personnages de Didon ou de Médée. Il n’y a pas encore dix ans que le véritable Mirabeau politique nous a été révélé par la précieuse correspondance de M. de La Marck. Et n’est-ce pas hier seulement que M. de Loménie nous révélait un Beaumarchais que nous ne soupçonnions pas ? C’est ainsi que les époques se succèdent, chacune enrichissant son héritière de trésors qu’elle ne se connaissait pas et la parant de ses joyaux oubliés ; c’est ainsi que la garde-robe du passé sert encore à couvrir et à dissimuler la nudité du présent et à lui permettre de faire bonne figure dans les momens d’indigence ou de gêne.

Aujourd’hui par exemple, au commencement de cette année 1861, l’originalité de nos contemporains étant en train de se recueillir et de garder un silence qui sans doute sera fécond, nous sommes trop heureux que quelques vieux papiers et quelques fragmens écrits de 1831 à 1839, dignes d’être réunis, lus et conservés, viennent couvrir la nudité du présent et nous dédommager de son silence. Nous regardons comme une bonne fortune inespérée la publication des reliques de l’intéressant Maurice de Guérin. Voilà au moins un livre qui n’est pas né d’une spéculation pour alimenter le marché littéraire et pour répondre aux exigences des lois économiques de l’offre et de la demande ; c’est un livre où une âme humaine nous raconte sa vie intérieure, ses joies, ses douleurs, les bienfaits qu’elle a retirés de la contemplation de la nature, et qui, en